Plaignant
Eve Torres
Mis en cause
Céline Gobert, journaliste
Le journal Métro
Résumé de la plainte
Eve Torres dépose une plainte le 16 novembre 2020 contre l’article intitulé « Adib Alkhalidey s’enflamme sur La Petite Vie et le racisme systémique », de la journaliste Céline Gobert, publié le même jour sur le site Internet du journal Métro. La plaignante reproche un titre sensationnaliste et de la discrimination.
CONTEXTE
La journaliste Céline Gobert fait un compte-rendu de l’entrevue accordée la veille par l’humoriste Adib Alkhalidey à l’émission « Tout le monde en parle » à la télévision de Radio-Canada. Dans la première partie de cette entrevue, Adib Alkhalidey parle de son premier album, dont il signe la musique et les textes sous le pseudonyme d’Abelaïd. Dans la seconde partie de la discussion, il s’exprime au sujet de la représentation des minorités visibles à la télévision québécoise et du racisme systémique, après une question concernant le retrait de la plateforme Tou.tv d’un épisode de la série La petite vie qui mettait en scène un personnage d’origine africaine.
Analyse
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : titre sensationnaliste
Principes déontologiques applicables
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Illustration, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont déformé la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits dans le titre « Adib Alkhalidey s’enflamme sur La Petite Vie et le racisme systémique ». Il doit également déterminer si ce titre reflète l’information à laquelle il se rattache dans l’article.
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de titre sensationnaliste, car il juge que les mis en cause n’ont pas contrevenu aux articles 14.1 et 14.3 du Guide.
Analyse
Eve Torres juge que le titre de l’article – « Adib Alkhalidey s’enflamme sur La Petite Vie et le racisme systémique » – est « racoleur ». Elle explique : « Si vous avez regardé l’émission “Tout le monde en parle” diffusée le dimanche 15 novembre, vous verrez qu’Adib Alkhalidey a fait une intervention posée, sensible et respectueuse. Il a seulement posé des faits. Ce titre provocateur laisse sous-entendre la véhémence de propos tenus sur ce sujet alors qu’il n’en est rien et ce procédé est complètement inconvenant et provocateur pour attirer les foules. Ce titre dessert complètement l’artiste et ne reflète pas du tout l’intelligence du propos. »
Il faut, en effet, écouter l’entrevue donnée par Adib Alkhalidey à « Tout le monde en parle », et qui est rapportée par le journal Métro afin de déterminer si le titre de l’article déforme la réalité. Le journal pouvait-il titrer « Adib Alkhalidey s’enflamme sur La Petite Vie et le racisme systémique » sans exagérer ou interpréter la situation de façon abusive?
Durant la section de l’entrevue d’Adib Alkhalidey à « Tout le monde en parle » dont il est question dans l’article, l’humoriste est interrogé par l’animateur Guy A. Lepage au sujet d’un épisode de la série La Petite Vie, diffusé lors de la deuxième saison en 1994-1995. Au cours de la semaine précédente, cet épisode, dans lequel on se moquait d’un Ougandais venu au Québec, a d’abord été retiré de la plateforme Tou.tv, à la suite d’une plainte, avant d’y être remis accompagné d’un message d’avertissement.
Après s’être consacrée au premier album de l’artiste, la discussion à « Tout le monde en parle » s’oriente alors sur le sujet de la représentation des minorités visibles à l’écran. Adib Alkhalidey adopte un ton plus grave en prenant des précautions avant de s’exprimer. Il déclare ainsi en introduction : « C’est dur de répondre à ces questions-là sans rentrer dans les émotions. » Puis, il livre sa pensée avec des mots forts : « Je pense qu’on a skippé beaucoup de débats dans les dernières semaines quand on a parlé du mot en n, puis quand on s’offusque de ces histoires-là… Je sais qu’il y a des gens qui s’offusquent, mais si les gens sont blessés, c’est parce qu’on a skippé des débats. Ça fait des années qu’on attend des mesures concrètes pour réconcilier les personnes racisées, les autochtones, les immigrants avec le Québec, avec les personnes blanches. Y a rien qui est fait de manière concrète. Les gens ne s’identifient… Moi j’ai 30 ans, j’ai grandi à Ville-Saint-Laurent, les jeunes qui ont 10 ans aujourd’hui vivent la même chose que j’ai vécue moi à 10 ans. Ils regardent pas la télé parce qu’ils se voient nulle part. Et quand ils se voient, on rit d’eux puis on les humilie (…) Si ces personnes se sentaient vues de manière digne dans la société, ça serait totalement différent. Mais en ce moment, on est en train de priver une génération au complet du droit d’appartenir au Québec, du droit de s’identifier à la culture québécoise. C’est des apatrides, même s’ils sont nés ici, parce qu’ils se voient nulle part. Et les êtres humains, on évolue avec des symboles. C’est comme ça qu’on évolue. Y a rien d’autre qui fonctionne. Y a rien de plus puissant qu’un symbole. Et si symboliquement, tu te vois nulle part… C’est pas normal que moi, quand j’avais huit ans, mon film préféré, c’était Un indien dans la ville… Parce que c’est le seul gars qui avait la peau brune à la télé. Puis je suis navré, je sais que ça déplaît à certaines personnes d’entendre ce que je dis en ce moment, mais c’est grave. Je trouve ça grave de priver des gens de … On passe à côté de beaucoup de potentiel. »
Relancé par le co-animateur Dany Turcotte qui intervient en soulignant qu’il y a 20 ans, tout le monde était discriminé dans La Petite Vie, Adib Alkhalidey poursuit : « Je comprends, mais comprenez bien. Y a rien de plus important que la liberté d’expression, et les conséquences de… de la briser sont beaucoup plus grandes que celles d’écouter quelqu’un dire des choses que t’as pas envie d’entendre. J’le sais, j’suis arabe, je me suis fait traiter de terroristes toute ma vie, je me suis fait dire des affaires que tu veux même pas entendre, que je peux même pas dire à la télé, je sais c’est quoi, OK…. Mais les gens ont mal, les gens ont mal. Je comprends même pas comment ça se fait que quand quelqu’un dit : “Moi, j’entends tel mot, j’entends le mot n, j’ai mal”. Et que la réponse est : “Mais j’ai le droit de l’utiliser”. Il vient de te dire qu’il a mal, tu comprends ce que je veux dire. C’est comme qu’on dirait qu’il y a des gens qui réalisent pas qu’un Noir, qu’une personne noire dans sa vie, y a un jour ses parents doivent lui expliquer, à table peut-être, qu’il y a 70 ans ils pouvaient pas aller aux mêmes toilettes qu’un Blanc. C’est traumatisant. Et t’habites dans cette société-là où tu veux juste créer ton identité, faire confiance au monde et quand tu te vois à la télé, tu te sens humilié. »
Enfin, après que le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, également invité à l’émission « Tout le monde en parle » ce jour-là, se soit exprimé sur le sujet en parlant de racisme systémique au Québec, Adib Alkhalidey enchaîne : « On dit y a pas de racisme systémique, y a des gens racistes. C’est l’équivalent d’aller voir ton père ou ton oncle, tu lui dis : t’es alcoolique. Non je bois juste 12 bières par jour à tous les jours. Non… tu comprends? »
En regardant cette entrevue, on voit qu’Adib Alkhalidey change de ton lorsqu’il parle de la présence des personnes racisées à la télé et du racisme systémique. Lui-même déclare que ces sujets le rendent émotif. « Il se montre fougueux, très concerné, clairement très touché par ce qu’il raconte », souligne pour sa part la journaliste du journal Métro Céline Gobert, qui n’est pas visée par ce grief, puisque le titre d’un article relève de la responsabilité du média. Elle indique également que « le terme “s’enflammer” n’a rien de racoleur » et qu’il est « ici utilisé au sens figuré. C’est-à-dire selon la définition du Larousse : “S’animer d’une vive ardeur, d’une vive passion” ». Le dictionnaire donne aussi l’exemple suivant : « Un discours enflammé ».
Le titre « Adib Alkhalidey s’enflamme sur La Petite Vie et le racisme systémique » reflète donc la réalité, puisque M. Alkhalidey s’exprime effectivement avec ardeur et passion sur l’épisode La Petite Vie et le racisme systémique.
Dans un dossier comparable (D2018-01-004), le Conseil a souligné qu’il est important, en termes de déontologie journalistique, de distinguer un titre accrocheur d’un titre sensationnaliste. Un titre rédigé pour attirer l’attention du lecteur n’est pas sensationnaliste à moins qu’il ne déforme les faits. Le sensationnalisme implique une exagération abusive ou une interprétation qui ne représente pas la réalité. Dans ce dossier, le plaignant considérait que le titre « Chambly : une séance du conseil municipal sous surveillance policière » était « accrocheur » et avait « une portée sensationnaliste » qui ne reflétait « en rien le sujet traité » puisque l’article portait sur le nouveau règlement de la municipalité interdisant la captation d’images lors des séances du conseil municipal. Le Conseil a cependant jugé que ce titre était conforme aux faits énoncés dans l’article et qu’il ne déformait en rien la réalité.
Pareillement dans le cas présent, l’emploi du terme « s’enflammer » dans le titre de l’article n’exagère pas et n’interprète pas abusivement la portée réelle des faits. De plus, ce titre reflète l’information à laquelle il rattache, c’est-à-dire les propos les plus forts de l’humoriste tels qu’ils sont fidèlement rapportés dans l’article, qui souligne par exemple cette citation : «Rien n’a été fait. En ce moment dans Saint-Laurent, il y a des enfants de 10 ans qui vivent les mêmes choses que je vivais à leur âge (…) Ils arrêtent de regarder la télé parce qu’ils ne s’y voient pas. Et quand ils se voient, c’est pour se moquer d’eux. »
Grief 2 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. (2) Les journalistes et les médias d’information ne font mention de caractéristiques comme la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap ou d’autres caractéristiques personnelles que lorsqu’elles sont pertinentes. » (article 19 du Guide)
2.1 Mention de l’origine ethnique
Le Conseil doit déterminer s’il est pertinent de mentionner l’origine d’Adib Alkhalidey dans la phrase suivante : « L’artiste d’origine arabe affirme ne s’être jamais reconnu dans le paysage télévisuel québécois depuis qu’il est enfant. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination sur ce point, car il juge que les mis en cause n’ont pas contrevenu à l’article 19 (2) du Guide.
Analyse
« Spécifier « l’artiste d’origine arabe » est un procédé stigmatisant », considère la plaignante Eve Torres, en ajoutant que le terme « « arabe » n’est pas une origine en soi, il est une généralisation ».
Cependant, comme le souligne la journaliste de Métro Céline Gobert l’origine d’Adib Alkhalidey est « l’enjeu même de son intervention. Il ne se sent pas représenté comme personne d’origine arabe au Québec », explique la journaliste.
Durant son entrevue à « Tout le monde en parle », Adib Alkhalidey parle de son expérience de Québécois d’origine arabe pour donner son opinion au sujet de la représentation des personnes racisées à la télévision et du racisme systématique. C’est également à ce titre que l’animateur Guy A. Lepage l’interroge sur cet épisode de La Petite Vie. Si l’humoriste affirme qu’il ne se sent pas représenté à l’écran, ce n’est pas parce qu’il est jeune ou qu’il est un homme, c’est parce qu’il est d’origine arabe, comme il le précise lui-même durant l’entrevue : « J’le sais, j’suis arabe, je me suis fait traiter de terroristes toute ma vie, je me suis fait dire des affaires que tu veux même pas entendre, que je peux même pas dire à la télé ».
Autrement dit, mentionner qu’Adib Alkhalidey est « d’origine arabe » est essentiel à la compréhension du sujet, car c’est pour cette raison que l’animateur l’interroge sur le retrait de l’épisode de La petite vie parce que l’artiste a la légitimité pour s’exprimer à ce propos.
Dans un dossier comparable D2019-05-082, le Conseil devait déterminer si l’utilisation de l’adjectif « italienne » entretenait les préjugés envers la communauté italienne dans les passages suivants : « Et le 4 mai, en fin de soirée, un homme lié à la mafia italienne »; « Les policiers mèneront des contrôles aléatoires et exécuteront des mandats dans des endroits fréquentés par des organisations criminelles italiennes. » Alors que le plaignant jugeait cet adjectif stigmatisant, le Conseil a rejeté le grief en jugeant que « la précision sur l’origine ethnique de cette organisation criminelle n’est pas discriminatoire envers les personnes d’origine italienne. Rapporter des histoires au sujet de la mafia italienne n’entretient pas de préjugé envers les membres de la communauté italienne de façon générale, qui n’ont rien à voir avec le crime organisé. De plus, dans le cas présent, il était pertinent, par souci de clarté pour le lecteur, de spécifier qu’il s’agissait de la mafia italienne et d’organisations criminelles italiennes, puisqu’il existe plusieurs types de mafias et d’organisations criminelles (…) Indiquer qu’il s’agit de la mafia italienne ou d’organisations criminelles italiennes apporte plutôt un élément d’information pertinent et d’intérêt public pour les lecteurs. »
Pareillement dans le cas présent, il était pertinent de mentionner l’origine ethnique d’Adib Alkhalidey puisqu’il s’agit d’une information nécessaire à la compréhension du propos et de la perspective de l’humoriste qui est celle d’un « artiste d’origine arabe ». Par ailleurs, bien que la plaignante estime que le terme « « arabe » n’est pas une origine en soi » et qu’il « est une généralisation », ce vocable est employé par Statistique Canada qui décrit ainsi cette communauté : « Les Canadiens d’origine arabe forment un des plus grands groupes ethniques non européens au Canada ». Ce terme est aussi utilisé par les médias pour désigner les personnes originaires « d’Arabie et de tout pays ou communauté dont la langue est l’arabe », selon la définition qu’en donne le dictionnaire Larousse.
2.2 Haine envers Adib Alkhalidey parce qu’il est d’origine arabe
Le Conseil doit déterminer si la journaliste suscite ou attise la haine à l’endroit d’une personne (Adib Alkhalidey) en raison de son origine ethnique (arabe) dans la phrase suivante : « L’artiste d’origine arabe affirme ne s’être jamais reconnu dans le paysage télévisuel québécois depuis qu’il est enfant. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de discrimination sur ce point, car il juge que les mis en cause n’ont pas contrevenu à l’article 19 (1) du Guide.
Analyse
« Spécifier « l’artiste d’origine arabe » est un procédé stigmatisant », estime Eve Torres qui, dans sa plainte, s’adresse aux mis en cause de la manière suivante : « Vous saviez qu’en titrant ainsi et spécifiant son « origine », vous alliez attiser la haine et les propos racistes à son endroit. Il suffit de lire les comme[ntaires] faits sous la publication et dans les pages commentaires du Journal Métro. » Hormis le groupe nominal « l’artiste d’origine arabe », la plaignante ne vise pas d’autres mots ou expressions qui susciteraient ou attiseraient la haine envers Adib Alkhalidey.
Or, le fait de mentionner l’origine ethnique d’une personne, de manière factuelle, ne constitue pas une incitation à la haine, qui plus est lorsque cette mention est pertinente et nécessaire à la compréhension du sujet, comme cela a été établi au sous-grief précédent.
Dans un dossier similaire (D2020-07-103), le Conseil a expliqué que dans un contexte de déontologie journalistique, des allégations de propos discriminatoires incitant à la haine s’analysent sous deux angles : des personnes ou un groupe sont-ils visés en particulier, sur la base d’un motif discriminatoire? Si oui, quels sont les représentations ou les termes employés qui suscitent ou attisent la haine et le mépris? Dans ce dossier, le grief de discrimination a ainsi été rejeté, car le journaliste ne ciblait pas les musulmans de manière discriminatoire et parce qu’il n’employait pas de termes ou de représentations incitant à la haine.
Pareillement dans le cas présent, l’origine ethnique d’un individu – en l’occurrence l’origine arabe d’Adib Alkhalidey – est certes un motif discriminatoire, selon les critères de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, mais aucun terme ni aucune représentation n’incite à la haine dans le passage en cause. Par ailleurs, le fait qu’un article suscite des commentaires haineux sur Facebook ne démontre pas que l’article en question comporte des propos discriminatoires incitant à la haine.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte d’Eve Torres contre l’article intitulé « Adib Alkhalidey s’enflamme sur La Petite Vie et le racisme systémique », de la journaliste Céline Gobert, publié le 16 novembre 2020 sur le site Internet du journal Métro, concernant les griefs de titre sensationnaliste et de discrimination.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes
Olivier Girardeau
Représentants des journalistes :
Madeleine Roy
Paule Vermot-Desroches
Représentants des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Éric Grenier