Par Geneviève Fortin et Nathalie Villeneuve
L’équilibre et l’équité: ces deux principes figurent parmi les principaux repères des médias et des journalistes en période électorale. Mais attention, ces notions n’ont rien à voir avec les mathématiques. Elles renvoient plutôt aux critères subjectifs qui dictent un traitement juste.
Comment savoir si on satisfait à ces critères? Les lois et les règles déontologiques apportent chacune leur part d’éclairage.
Les lois québécoises
Le paysage juridique en la matière est plutôt rébarbatif. Les guides mis à la disposition des médias par Le Directeur général des élections du Québec (DGEQ) sont plus accessibles que les textes de loi.
Au Québec, pour les élections municipales, on se réfère à la Loi sur les référendums et les élections dans les municipalités. Un document PDF à l’intention des médias résume ce que les représentants des médias électroniques et imprimés doivent en retenir.
La Loi électorale encadre quant à elle les élections provinciales. Le DGEQ a encore une fois facilité la tâche des médias en résumant l’information utile dans une section de son site.
Il faut savoir que ces deux lois québécoises ne balisent pas la couverture journalistique et n’abordent donc pas l’équilibre et l’équité des contenus éditoriaux. Elles ne touchent que les publicités ainsi que le temps d’antenne et l’espace offerts gratuitement aux partis ou aux candidats.
Les lois et règlements fédéraux
Au fédéral, la Loi électorale du Canada (élections fédérales) régit elle aussi la publicité dans les médias et le temps d’antenne gratuit ou payant accordé aux partis. On fait référence ici à la radiodiffusion de messages ou d’émissions politiques produits par ces partis, et non par des journalistes. Cette loi définit également les modalités de diffusion de sondages et formule par ailleurs des interdits de radiodiffusion à l’étranger.
La Loi sur la radiodiffusion, ainsi que ses règlements sur la radio et la télédiffusion s’appliquent aux médias électroniques. Les directives auxquelles doivent se plier ces derniers sont résumées dans le plus récent bulletin d’information de radiodiffusion du CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes).
Notons que les émissions politiques en période électorale sont ciblées par les règlements fédéraux sur la radio et la télédiffusion. En fait, quatre catégories d’émissions sont ciblées : le temps payé, le temps gratuit, les nouvelles et les affaires publiques. Seules les deux dernières catégories d’émission ont un contenu journalistique, c’est-à-dire dont le contrôle éditorial incombe au radiodiffuseur.
Les deux règlements fédéraux stipulent : « Au cours d’une période électorale, le titulaire doit répartir équitablement entre les différents partis politiques accrédités et les candidats rivaux représentés à l’élection ou au référendum le temps consacré à la radiodiffusion d’émissions, d’annonces ou d’avis qui exposent la politique d’un parti. »
Le bulletin d’information du CRTC explicite ce que l’on entend par répartition équitable. « Il y a lieu de noter que le mot « équitable » ne signifie pas nécessairement « égalité ». Mais, généralement, tous les candidats et partis ont droit à une certaine couverture qui leur donnera l’occasion d’exposer leurs idées au public.
« En outre, […] l’équité peut s’appliquer à la durée et à l’inscription à l’horaire, à l’auditoire possible, au choix des districts et bureaux électoraux à couvrir, à la langue de diffusion, à la couverture des questions et à la méthode d’approche afférente, aux conditions de participation ».
Si équité ne signifie pas égalité, il est laissé à la discrétion éditoriale du radiodiffuseur de calibrer de façon juste la couverture des nouvelles ou le contenu des émissions d’affaires publiques. Mais il faut, « dans la mesure du possible, offrir au public l’occasion de prendre connaissance d’opinions divergentes sur des sujets qui l’intéressent ».
Mais comment établir qu’un traitement est équitable, si on ne peut le mesurer objectivement? Pour répondre à cette question, il faut sortir de la sphère juridique.
Normes journalistiques
Les documents de référence consultés en matière de déontologie au Québec n’abordent pas tous la question particulière de la couverture journalistique en période électorale. La notion d’équité est cependant toujours abordée.
Le Guide de déontologie des journalistes du Québec, élaboré par la Fédération professionnelle des journalistes, mentionne l’équité, parmi les valeurs fondamentales de la profession, mais est muet, quant à la mise en pratique de ce principe en général ou en période électorale.
Les autres références notent l’opposition entre le concept d’équité et d’égalité.
Le document Droits et responsabilités de la presse (DERP), édité par le Conseil de presse du Québec (CPQ), élabore, au regard du respect du droit à l’information : « L’information livrée par les médias fait nécessairement l’objet de choix. Ces choix doivent être faits dans un esprit d’équité et de justice. Ils ne se mesurent pas seulement de façon quantitative, sur la base d’une seule émission, pas plus qu’au nombre de lignes ou du temps d’antenne. Ils doivent être évalués de façon qualitative, en fonction de l’importance de l’information et de son degré d’intérêt public. »
Dans la politique de couverture des élections de Radio-Canada, on ajoute la notion d’équilibre de représentation à celle d’équité : « Nous nous assurons également qu’il y a un équilibre dans la représentation des partis, des enjeux et des candidats pendant la durée de la campagne électorale ou référendaire. Nous accordons à tous les candidats, partis et enjeux un traitement équitable, ce qui ne signifie pas nécessairement que nous consacrons un temps d’antenne égal.»
La politique du diffuseur public note également que les faits et analyses présentés en période électorale doivent être non seulement équilibrés et équitables, mais opportuns et exacts, pour répondre au besoin d’information des citoyens qui s’apprêtent à prendre des décisions.
Le Guide des pratiques journalistiques de TC Media est pourvu d’une section sur le thème de la campagne électorale qui apporte un éclairage concret aux principes d’équilibre et d’équité. Le Guide introduit la notion de proportionnalité, c’est à dire de l’importance relative à accorder à un candidat, par exemple, selon la place qu’il occupe dans l’échiquier politique.
« Une couverture équilibrée des candidats et des partis en termes de fréquence, d’emplacement et d’espace est de rigueur. Par contre, si les principes d’équité sont de mise, il faut aussi user de son bon jugement en ne donnant pas une place démesurée aux candidats marginaux. »
On souligne de plus l’importance de la transparence, relativement au plan de match établi par l’équipe éditoriale, en début de campagne : « les choix rédactionnels arrêtés doivent être publiés clairement dans l’édition qui lance la campagne électorale, quel que soit le palier de gouvernement impliqué ».
En fait, au-delà de l’équilibre et de l’équité, toutes les règles de déontologie habituelles, combinées à un bon jugement éthique, doivent être renforcées en période électorale.
Le secrétaire général du Conseil de presse du Québec (CPQ), Guy Amyot, énumère les règles qui s’imposent alors avec le plus d’acuité aux journalistes. À l’équité et l’équilibre, il ajoute l’impartialité, l’exactitude, la rigueur de raisonnement et la complétude, c’est-à-dire l’obligation déontologique d’inclure les éléments essentiels à l’histoire.
La diversité des points de vue en présence pendant une campagne et l’influence que les médias ont sur les électeurs commandent l’observation vigilante des grandes règles de déontologie dans toutes les salles de nouvelles, fait valoir Guy Amyot.
Confirmant que le CPQ reçoit davantage de plaintes en période électorale, M. Amyot constate que les électeurs sont particulièrement sensibles à une information équilibrée lorsque les débats sont polarisés.
La proportionnalité plutôt que l’égalité
Cet équilibre ne signifie pas une égalité de la couverture, au contraire. « Les médias jouissent d’une liberté dans l’établissement de l’équilibre. Ce n’est pas de l’égalité. Il y a des médias qui pensent encore qu’ils ont un devoir de couverture en égalité. C’est la proportionnalité qui doit jouer », insiste Guy Amyot en spécifiant qu’une couverture mathématiquement égale favorise les candidats marginaux.
Deux décisions du CPQ témoignent de cette liberté de choix. En février 2013, le Conseil a rejeté une plainte concernant l’absence des chefs des tiers partis lors de débats télévisés. Dans sa décision, il rappelle que les choix des médias, guidés par l’équité et la justice, sont également faits « en fonction de l’importance de l’information et de son degré d’intérêt public ».
Après la campagne électorale municipale de 2009, un candidat à la mairie de la Ville de Québec avait également vu sa plainte rejetée. Le CPQ avait alors fait valoir que « les médias sont en droit de ne pas placer tous les candidats sur un pied d’égalité, bien qu’ils aient l’obligation de leur offrir une couverture équitable, c’est-à-dire qui tient compte du poids relatif des différentes opinions et de leur importance réelle ».
D’autre part, les réponses fournies dans le cadre d’une demande de révision à l’ombudsman de Radio-Canada illustrent l’opérationnalisation de la notion de proportionnalité. Au plaignant qui reprochait l’absence de représentant de chacun des partis à une table ronde organisée par l’émission 24 heures en 60 minutes, André Dallaire, directeur du Traitement des plaintes et des Affaires générales précise les critères choisis pour déterminer le temps d’antenne accordé à chaque parti.
« Parmi eux, on retrouve la représentation à l’Assemblée nationale, les suffrages exprimés lors des dernières élections et les estimations du vote populaire dans les sondages d’opinion de la dernière année. S’ajoutent à cela, le type de campagne menée par les partis dans chacune des circonscriptions, l’intérêt public et notre jugement éditorial sur les événements de l’actualité », écrit-il en ajoutant que la couverture accordée doit être évaluée dans sa globalité.
Dans sa révision, l’ombudsman Pierre Tourangeau précise que le service de l’information utilise des données recueillies quotidiennement par le service des archives de Radio-Canada. « Il peut ainsi suivre l’évolution du temps occupé sur ses ondes par chacun des partis en campagne. » Cette façon de faire permet d’ajuster la couverture au jour le jour.
Les sondages
Alors qu’au Québec, la Loi électorale, qui s’applique aux élections provinciales, et la Loi sur les référendums et les élections dans les municipalités n’interdisent pas la diffusion des sondages en période électorale, les choses sont différentes au fédéral.
La Loi électorale du Canada, qui ne s’applique qu’aux élections fédérales, interdit la diffusion, dans tous les types de média, « de diffuser dans une circonscription, le jour du scrutin avant la fermeture de tous les bureaux de scrutin de celle-ci, les résultats d’un sondage électoral qui n’ont pas été diffusés antérieurement ».
Hormis ce canevas juridique à respecter, la décision de publier ou non un sondage en période électorale devrait être uniquement dictée par son passage à un examen déontologique, estime Guy Amyot. Il fait cependant une mise en garde. « Plus on avance vers le jour J, plus on doit avoir d’exigences déontologiques en ce qui concerne la valeur du sondage. Il faut être prudent et archi-critique si un sondage détonne en fin de campagne, mais aussi en début de campagne parce que les premiers sondages donnent le ton. »
Dans sa section consacrée aux sondages, le document Droits et responsabilités de la presse (DERP) stipule que de « chercher, de quelque manière que ce soit, à restreindre [les sondages] ou à en interdire la diffusion, même en période électorale ou référendaire, constitue une atteinte à la libre circulation de l’information, au droit du public à l’information et à la liberté de presse ».
Le code de déontologie exige cependant que le public ait accès aux informations telles que les commanditaires; les auteurs; l’échantillonnage; les méthodes de recherche, d’enquête, d’analyse et de collecte de données, afin qu’il puisse juger de la valeur du sondage.
Le choix d’une photo
Lorsque vient le temps de choisir la photo qui accompagnera un texte, les responsables de l’information doivent respecter les notions d’équilibre et d’impartialité. Si elle présentait un candidat sous un angle qui lui serait manifestement défavorable, le média pourrait être accusé de partialité.
Guy Amyot comprend d’ailleurs très bien les raisons qui ont récemment conduit l’AFP à retirer de son site des photos du président français, François Hollande, affichant une expression clownesque.
Cependant, la publication d’une photo montrant un candidat dans une position fâcheuse n’est pas exclue si elle témoigne d’un fait d’intérêt public. « Par exemple, un candidat qui reçoit une tarte à la crème n’est pas à son avantage, mais l’événement particulier illustre une sécurité déficiente ou une insatisfaction de la population… La photo illustre une réalité qui est d’intérêt public. »
La gestion des commentaires
Lorsque les débats sont polarisés, comme c’est souvent le cas durant une campagne électorale, les citoyens sont nombreux à commenter les articles ou les reportages sur Internet et à envoyer des lettres aux courriers des lecteurs des journaux.
Le DERP rappelle aux organes de presse qu’ils sont responsables de tout ce qu’ils publient ou diffusent, ce qui inclut les commentaires du public. En plus d’avoir des normes de publication des lettres ouvertes, le DERP exige des médias de « veiller à ce que les lettres des lecteurs ne véhiculent pas des propos outranciers, insultants ou discriminatoires pouvant être préjudiciables à des personnes ou à des groupes ».
En 2009, une candidate à l’élection montréalaise a déposé une plainte au CPQ à propos du blogue d’un hebdomadaire parce que des commentaires pouvant nuire à l’équipe de son adversaire avaient été supprimés, mais pas ceux la concernant. Après analyse, le Conseil a retenu le grief pour propos méprisants, irrespectueux et portant atteinte à la dignité. Il a également souligné que les exemples présentés par la plaignante révélaient « un manquement, de la part des mis en cause, dans la gestion de leur site Internet ».
En plus de la nécessité légale et déontologique de modérer les commentaires et les lettres des lecteurs, Guy Amyot rappelle que dans ce cas également, un équilibre doit être trouvé. Alors que certains groupes d’intérêts peuvent tenter de monopoliser l’espace de ces tribunes publiques, le secrétaire général croit que les médias doivent être vigilants. En publiant l’ensemble des lettres reçues, on risque de donner trop d’importance à un groupe.
La même chose se produit si on décide de publier un nombre égal de commentaires provenant de chacun des camps. « L’équilibre serait de publier une diversité de points de vue reflétant ce que le média pense être l’opinion publique », suggère-t-il en admettant que dans le cas des lettres d’opinion, il y a un certain aspect arbitraire.
La position éditoriale vs les articles factuels
Dans une chronique publiée le 17 mai 2013, l’ombudsman du Globe and Mail, Sylvia Stead, s’est penchée sur la couverture de la dernière campagne électorale provinciale en Colombie-Britannique.
Elle répondait notamment aux lecteurs qui se demandent comment la couverture médiatique d’une élection peut être juste et équilibrée alors que l’équipe éditoriale s’est prononcée pour l’un des candidats.
Elle rappelait que les journaux ont depuis longtemps l’habitude d’appuyer un camp en fin de course. « Le guide des pratiques journalistiques du Globe mentionne clairement qu’il doit y avoir une distinction entre les points de vue éditoriaux et la couverture, la sélection, la mise en page et l’importance accordée à une nouvelle », notait-elle.
Le rédacteur en chef des nouvelles et du sport, Sinclair Stewart, faisait pour sa part valoir que la décision de soutenir un parti ou un candidat ne se prenait qu’en fin de campagne. « Cette décision ne touche pas les journalistes et les rédacteurs qui écrivent et choisissent les sujets », assurait-il.
La vigilance… jusqu’à la dernière minute
La vigilance des médias doit s’accroître à mesure qu’on approche la fin de la campagne électorale, à mesure que le temps disponible pour la correction avant le scrutin s’amenuise, estime Guy Amyot.
Cependant, alors que certains médias sont réticents à publier, dans les dernières heures de la campagne, une histoire pouvant avoir des répercussions, M. Amyot croit qu’ils ne doivent pas limiter la publication ou la diffusion d’un reportage d’intérêt public. Il leur conseille cependant la prudence. « Il faut être exact, il faut que ce soit équilibré. »
En novembre 2005, alors que l’enjeu était la réintégration des municipalités de L’Ancienne-Lorette et de Saint-Augustin à la Ville de Québec, un candidat défusionniste avait déposé une plainte au CPQ à propos d’un article publié la veille des élections. Il estimait notamment que le journaliste avait présenté uniquement les réactions des refusionnistes à des propos tenus lors d’une conférence de presse.
Dans sa décision, le Conseil ne s’est pas prononcé sur la pertinence d’avoir publié l’article la veille du scrutin. Il s’est limité à rappeler que « dans les cas où une nouvelle, ou un reportage, traite de situations ou de questions controversées, comme de conflits entre des parties, de quelque nature qu’ils soient, la déontologie du Conseil précise que les journalistes doivent veiller à ce qu’un traitement équilibré soit accordé aux éléments et aux parties en opposition ». Dans ce cas, on avait jugé que le journaliste n’avait pas fait preuve de parti pris et que les deux points de vue étaient présentés dans l’article.
Il reste qu’à minuit moins une, mieux vaut y penser à deux fois, souligne le secrétaire général du CPQ. « Si une erreur importante se produit, le temps pour la corriger est limité. Une grave erreur, qui interviendrait dans les derniers moments d’une campagne électorale, aurait beaucoup plus de conséquences parce qu’elle n’a pas le temps d’être corrigée. Il faut être plus prudent et attentif, plus on avance vers la fin de la campagne électorale. »