Auteur: Jean-François Lisée
Ce texte a été publié originellement sur le blogue de Jean-François Lisée sur L’Actualité.com. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
C’était le 2 juin 1980. Jeune journaliste au service radio de la Presse Canadienne, j’avais appris que le critique économique de l’opposition libérale à Québec, l’éminent professeur André Raynauld, allait démissionner le lendemain.
“Vous comprenez, lui dis-je du haut de mes 22 ans, qu’en ce cas, refuser de démentir me laisse conclure que c’est vrai.” Puis, fort de ma source et de ce non-démenti, j’informai la Terre entière que le député Raynauld allait, dans moins de 24 heures, annoncer son départ.
Faisant un Woodward-et-Bernstein de moi (les limiers qui ont révélé le scandale du Watergate), j’appelai Raynauld pour lui demander si c’était vrai. Trop honnête pour mentir, le député refusa d’infirmer ou de confirmer. (Quel rapport avec Legault ? Patience.)
Une heure plus tard, les journalistes de la presse parlementaire à Québec accrochaient Raynauld à l’entrée du caucus des députés et lui faisait avouer que, oui, il quittait.
Le lendemain, je me suis senti tout croche. Quel gain tangible le droit du public à l’information avait-il tiré de cette annonce prématurée ? Aucun. Le pauvre professeur Raynauld, qui ne serait jamais ministre de quoi que ce soit, devait avoir deux beaux moments en politique. Son entrée et sa sortie. Je lui en avait ravi la moitié. Et pourquoi ?
Pour annoncer, quelques heures à l’avance et en catastrophe, ce qui devait être un événement public, transparent, expliqué par son principal protagoniste, à son rythme et par une déclaration soigneusement préparée.
Je venais de pratiquer le journalisme inutile. Je me suis juré que je ne m’y reprendrais plus.
Détestable, inévitable
Le journalisme est admirable lorsqu’il révèle au public des faits importants que le pouvoir (politique, économique, social) voulait lui cacher. Encore plus admirable lorsque, à force d’enquête et d’intelligence, il met au jour des phénomènes insoupçonnés ou explique ce qui était inexpliqué.
Mais la recherche du scoop pour le scoop est l’inévitable et détestable scorie du processus. La publication, ce vendredi, d’extraits du manifeste de François Legault tombe dans cette catégorie.
Il s’agit d’un groupe de personnes qui ont longuement travaillé sur des idées, et sur un texte, qu’ils veulent rendre public ce lundi, en répondant à toutes les questions.
En quoi le droit du public à l’information est-il servi par la publication prématurée de ce texte et sa présentation par des journalistes qui font leur propre tri, choisissent leur propre emphase sur tel ou tel aspect, plutôt que de laisser les auteurs s’exprimer d’abord eux-mêmes ?
Aucun. Au contraire. Dans ce cas, le journaliste s’insère entre l’information et le public et offre une version appauvrie de ce que devait être l’événement, si on l’avait laissé se dérouler comme prévu.
Un des beaux cas dans l’histoire québécoise était l’obtention par des journalistes, la veille de sa publication, du livre blanc de René Lévesque sur la souveraineté-association. “On a travaillé toute la nuit”, m’a dit un grand ami qui était sur le coup. Il était très surpris de mon manque d’enthousiasme.
Je tique tout autant lorsque le New York Times obtient une copie de l’autobiographie de Bill Clinton avant son lancement ou lorsqu’un quotidien concurrent — c’est arrivé — obtient la copie du dernier livre d’enquête de Bob Woodward avant que ce dernier n’en divulgue les meilleurs morceaux dans son propre quotidien, le Washington Post.
Il s’agit là, non de la divulgation de documents secrets, mais de la divulgation de documents qui sont sur le point d’être largement diffusés. (Transparence totale: On a voulu faire le même sort à mon livre Sortie de secours, en 2000.)
Cette pratique est-elle inévitable ? Absolument. La mécanique même de la pratique du journalisme suppose qu’on veuille “sortir la nouvelle” le plus tôt possible et, nécessairement, avant son concurrent.
Un journaliste qui obtient la copie du manifeste de Legault détient un “scoop” qui, non seulement fait vendre de la copie (voir la une duJournal de Montréal de samedi), mais démontre qu’il est un bon journaliste.
S’il fallait que, par respect pour Legault et pour le public, ce journaliste décide de ne pas publier cette information, il court le risque qu’un de ses collègues concurrents, lui, n’ait pas ce scrupule. Sa retenue n’aurait servi à rien et, informé, son patron lui passerait tout un savon.