“Fucker le game plan”
La situation est encore plus compliquée que ça. Il arrive régulièrement que des pouvoirs donnent une information confidentielle à un journaliste prématurément pour:
– Obtenir deux ou trois jours de couverture, plutôt qu’une. Le jour de la fuite, puis le jour du débat sur la fuite, puis le jour de l’annonce officielle.
– Tester une idée. C’était une spécialité du gouvernement Bourassa: faire couler un projet de réforme pour jauger la réaction, puis décider d’aller de l’avant ou de faire marche arrière en fonction des commentaires.
Mais il y a aussi une pratique du journalisme inutile, voire nuisible, qui consiste à constamment anticiper le processus de décision gouvernemental et à éventer de quelques jours l’annonce de politiques.
Un des plus grands limiers du journalisme québécois, auquel on doit d’innombrables et utiles scoops, Denis Lessard, de La Presse, appelle cette technique — qu’il pratique — “fucker le game plan”.
Le gouvernement a travaillé des mois sur une politique. Il s’apprête à l’annoncer, à l’expliquer, à répondre aux questions, à faire, parfois, un huis-clos avec les journalistes pour que les experts soient à leur disposition.
La politique sera ensuite critiquée ou encensée — sûrement les deux — et examinée sous toutes ses coutures.
C’est le game plan. Dans la phase de préparation de la politique, plusieurs hypothèses ont été évoquées, par les fonctionnaires, les cabinets, les élus — et proposés par les lobbies et les contre lobbies. Pour qu’une discussion fructueuse ait lieu, ses participants doivent avoir la possibilité d’être audacieux. D’avancer des idées qui dérangent. Le processus d’élaboration de la politique fait le tri, accepte et rejette, combine et décide.
Le journalisme inutile, ici, rend public les hypothèses les plus choquantes ou innovantes, en cours de discussion. C’est parfois parce qu’un des participants au débat veut faire tuer cette idée en la coulant à la presse. C’est parfois parce que le journaliste a beaucoup insisté pour avoir cette information et — dans un cas célèbre — parce qu’il sait dans quelle poubelle les versions successives sont jetées.
Mais l’effet secondaire de cette pratique est de tétaniser l’innovation dans le processus de discussion interne. D’appauvrir le bassin d’idées neuves, de peur de la fuite.
Ce qui passe et ce qui reste
Voilà l’environnement dans lequel évoluent les femmes et les hommes politiques. Ils doivent répondre de leurs erreurs véritables — et ils en font. Ils doivent se défendre quotidiennement devant une opposition qui n’a que du mal à dire de leur travail — c’est systémique.
Alors même qu’on les accuse de ne rien faire, ils préparent fébrilement, en coulisse, les politiques qu’ils veulent présenter, c’est certain, sous leur meilleur jour. Mais avant même qu’ils puissent avoir ce moment où ils livrent le fruit de leur travail, des parcelles d’information se retrouvent dans les gazettes — et alors ils doivent rectifier un tir qu’ils n’ont pas encore tiré — ou encore leur labeur est divulgué avant même qu’ils ne puissent le faire eux-mêmes.
En cinq ans dans les coulisses du pouvoir, de 1994 à 1999, j’ai pu constater le niveau de frustration que cela impose à des êtres humains qui sont convaincus d’œuvrer pour le bien public et ne comprennent pas pourquoi leur chemin est jonché d’autant d’obstacles.
Venant du journalisme, j’étais sidéré de voir à quel point les responsables politiques étaient affectés par la couverture journalistique. (L’ancien éditorialiste Michel Roy a eu la même expérience lorsqu’il est devenu conseiller du Premier ministre Mulroney.)
Il faut un peu de recul pour comprendre que les politiques restent, la couverture journalistique passe. Le livre blanc de René Lévesque est enraciné dans l’histoire. Sa publication prématurée, non. Le manifeste de Legault sera un des événements politiques majeurs du début 2011. Le scoop de Quebecor, non.
La couverture journalistique, avais-je pris l’habitude de dire aux députés et ministres qui s’en plaignaient, c’est comme la température. Il ne sert à rien de s’en plaindre, il faut seulement s’habiller en conséquence.
Reste que, en théorie, si les journalistes vivaient, personnellement, deux expériences, ils pourraient devenir moins prompts à pratiquer le journalisme inutile.
Le premier est d’être critiqué nommément dans un journal, de préférence par une source anonyme. Cela m’est évidemment arrivé. On ressent une perte de contrôle de sa propre image que seuls les personnages publics connaissent. Très, très désagréable. À la longue, on s’habitue. Mais ça ne devient jamais normal.
Le second est le suivant: il faudrait qu’un ministre obtienne un des premiers jets de l’article que le journaliste prépare sur lui ou une de ses politiques — avec les fautes, les informations non vérifiées, les phrases incomplètes.
“Comme c’est mal écrit et ridicule”, dirait le ministre. “Du travail bâclé !”
“Mais, répliquerait à bon droit le journaliste, je n’ai pas fini de travailler, ce n’est qu’un brouillon” !
“Je n’ai que fucké ton game plan” rétorquerait le ministre. C’est le jeu, non ?