La précarité et le journalisme ne font pas bon ménage aux yeux des journalistes, qui croient que ce cocktail a des effets néfastes sur la qualité de leur travail, selon un sondage effectué par la FPJQ en octobre dernier. Un constat fait à maintes reprises, au cours des dernières années.
L’étendue de cette perception est l’élément qui frappe le plus, dans ce sondage adressé aux 1700 membres professionnels de la Fédération, qu’ils soient cadres, salariés, surnuméraires, contractuels ou pigistes.
Bien que 65 % des répondants considèrent qu’ils n’ont pas un statut précaire, un consensus assez éloquent existe sur la fragilité des conditions d’exercice du métier et de l’impact négatif qu’elle engendre sur le journalisme.
Ainsi, 60 % des répondants n’excluent pas la possibilité qu’ils demeurent à statut précaire ou le deviennent d’ici 5 ans. Dans une proportion de 77 %, ils observent que le travail précaire augmente et 86 % estiment que cela est nuisible ou très nuisible.
Inconvénients et avantages
Selon les répondants, le tandem précarité et journalisme risque d’émousser la qualité de l’information de diverses façons. Il peut rendre difficile le suivi des dossiers (82 % tout à fait d’accord ou plutôt d’accord) et amener à produire un travail moins fouillé (67 %). Il provoque également la diminution de l’encadrement du travail journalistique (79 %), la vulnérabilité aux menaces de poursuite (71 %) et a un effet nuisible sur l’indépendance (68 %).
Les impacts positifs recueillent beaucoup moins d’adhésion. L’idée que la précarité peut pousser les journalistes à exceller rallie cependant plus de la majorité (54 % tout à fait d’accord et plutôt d’accord).
Conflits d’intérêts, indépendance, autonomie
Le quart des journalistes admettent tirer « parfois » des revenus d’une tâche ou occupation qui n’est pas reliée directement au journalisme alors que 13 % disent le faire « assez souvent » ou « souvent ».Ce travail non journalistique est une nécessité économique pour plus du tiers des personnes sondées.
Parmi les choix de type de travail non journalistique proposés (les répondants pouvaient choisir plus d’une réponse), l’enseignement recueille 32 % et la traduction 14 %. Des domaines d’activités moins compatibles avec le journalisme figurent parmi les gagne-pain des répondants, comme la publicité (12 %), la rédaction corporative (32 %) et les relations publiques. Près de la moitié des personnes qui ont répondu à cette question ont choisi l’étiquette générale « communications » pour qualifier le travail effectué en dehors du journalisme.
Ceux qui conjuguent journalisme et autres activités considèrent qu’ils arrivent assez bien à éviter de se trouver dans une position délicate : 71 % estiment que les activités non journalistiques ne les placent « jamais » en conflit d’intérêts ou en apparence de conflit d’intérêts avec leur travail de journaliste. D’autres (25 %) évaluent qu’ils se retrouvent « parfois » dans une telle situation.
Le thème de l’autonomie est également abordé et les résultats sont mitigés. À la question : « Vous arrive-t-il d’accepter des affectations que vous désapprouvez, mais que vous ne vous sentez pas en position de contester? » 34 % répondent « jamais », 39 % « parfois » et 11 % affirment se trouver assez souvent ou souvent dans une telle posture.
Fait étonnant, malgré le portrait sombre brossé par ce sondage, près des trois quarts des répondants encourageraient un jeune à choisir une carrière en journalisme.
Ce sondage a été présenté dans le cadre d’un atelier, « Plus de précarité, moins d’information? » du congrès de la FPJQ de 2013, dont ProjetJ a fait le compte rendu. Le journal Ensemble a également exploré cette problématique et les solutions possibles dans un reportage vidéo réalisé pendant le congrès.
Pour des informations au sujet de la méthodologie du sondage :cliquez ici. |
D’autres alarmes
Ce n’est pas la première fois que la montée de la précarité du métier de journaliste est soulignée et identifiée comme un facteur néfaste pour l’information.
À l’automne 2010, dans la foulée d’un sondage à plusieurs volets réalisé par la FPJQ auprès de ces membres, 87 % des répondants adhéraient à l’idée que l’emploi en journalisme se fait de plus en plus précaire. Ils étaient 81 % à estimer que cette précarité nuisait à la qualité de l’information.
Un journaliste sur cinq affirmait que le travail à la pige permettait « rarement » ou « très rarement » de disposer du temps nécessaire pour couvrir un sujet.
En septembre 2013, l’Association des journalistes indépendants (AJIQ) publiait sa propre enquête, Portrait des journalistes indépendants québécois en 2013. Parmi les faits saillants de ce sondage : les revenus des journalistes indépendants représentent 69 % de ce qu’ils étaient en 1981 et plus du quart des journalistes sondés par l’AJIQ affirment accepter parfois des contrats allant à l’encontre de la déontologie journalistique.
Certains témoignages inclus dans le rapport d’enquête de l’Association et entendus lors des États généraux du journalisme indépendant, tenus par l’AJIQ le 28 septembre, font voir que le besoin de revenu est un facteur qui joue dans une telle décision (à lire : Déontologie et argent dans la balance). Cet état de fait risque d’éroder la confiance que le public accorde aux journalistes, mentionne-t-on dans le rapport.
De façon générale, le thème de la précarité et de son effet néfaste sur la qualité de l’information a tenu une grande place lors des États généraux ( à lire : Appel à la mobilisation des journalistes indépendants.)
Le rapport Payette
Dominique Payette, présidente d’honneur des États généraux de l’AJIQ, avait déjà souligné les périls de la précarité en journalisme, pour les pigistes comme pour les salariés, dans son rapport L’information au Québec : un intérêt public, achevé en décembre 2010.
L’auteure présentait la création d’un titre professionnel, dont les détenteurs seraient tenus de respecter un code de déontologie commun, comme une partie de la solution.
Ce titre devrait « contribuer à déterminer des conditions minimales d’exercice et de rémunération des journalistes professionnels indépendants (pigistes), notamment à l’aide d’un contrat type qui prévoit le respect du droit d’auteur des indépendants et une protection de ces derniers en cas de poursuite ».
Dominique Payette recommandait la promulgation d’une loi pour sceller l’existence du statut professionnel, qui inclurait un chapitre sur les journalistes pigistes. Des conditions apparentées à celles octroyées par la loi sur le statut de l’artiste, notamment le droit de négocier des conditions minimales de travail, leur seraient ainsi consenties.
La question du titre : à suivre
Dans une entrevue accordée au journal Ensemble, le nouveau président de la FPJQ, Pierre Craig, reprend les conclusions du rapport Payette et les présente comme une base pour une nouvelle réflexion sur ce sujet. « C’est sûr que ces choses-là font partie des discussions. »
Il reconnaît que les discussions au sujet de cette question, au cours des dernières années, ont été « ardues, extrêmement difficiles ». Tout en soulignant que sa priorité est le dossier de l’accès à l’information, il affirme néanmoins qu’il a l’intention de revenir sur cette question délicate. « C’est certain qu’on va se reposer la question sur le titre de journaliste professionnel », dit-il.
« Moi, je veux que des gens soient confortables, qu’ils puissent faire le métier — sans que ce soit dans la facilité — dans un minimum de confort. On ne peut pas, à la course, avec des pressions de fou, faire un métier de journaliste intelligent. »
Précarité et indépendance en Belgique
L’image du journaliste aux prises avec le dilemme du pain et de l’information traverse les contrées et les océans. En Belgique comme au Québec, les besoins matériels peuvent inciter des journalistes à s’adonner à des activités incompatibles avec leur métier, comme les relations publiques ou du travail lié à la publicité, admet le secrétaire général du Conseil de déontologie journalistique (CDJ), André Linard. Le CDJ dévoilait, le 11 décembre, son code de déontologie.
Mais pour André Linard, précarité ou pas, les journalistes sont tenus de respecter la déontologie. « Je peux comprendre leurs raisons d’un point de vue individuel, mais globalement il faut rappeler les règles », a-t-il dit lors d’une entrevue accordée cette semaine au Magazine du CPQ.
Le nouveau code de déontologie du CDJ ne fait d’ailleurs pas de quartier, pour ce qui est des tâches incompatibles : « Les journalistes évitent tout conflit d’intérêts. Ils n’exercent aucune activité pour le compte de tiers si cette activité porte atteinte à leur indépendance. Les journalistes ne prêtent pas leur concours à des activités de publicité ou de communication non journalistique. »
Une forme de clause de conscience, est incluse dans le code belge : « Les journalistes préservent leur indépendance et refusent toute pression. Ils n’acceptent d’instructions que des responsables de leur rédaction. Les journalistes refusent les injonctions contraires à la déontologie journalistique, d’où qu’elles viennent. Ils ne sont tenus d’accepter aucune injonction contraire à la ligne éditoriale de l’organe d’information auquel ils collaborent. »
Une telle clause ne peut reposer que sur les épaules des journalistes, a fortiori de journalistes pratiquant leur métier dans la précarité. Les entreprises de presse doivent également y souscrire. Or, c’est chose faite, selon M. Linard, qui souligne que « les patrons de presse sont co-auteurs du travail ».
La Charte de Munich Ce texte, Déclaration des droits et devoirs des journalistes, adopté en 1971 reconnaît l’importance d’une rémunération suffisante des journalistes pour assurer leur indépendance. « En considération de sa fonction et de ses responsabilités, le journaliste a droit non seulement au bénéfice des conventions collectives, mais aussi à un contrat personnel assurant la sécurité matérielle et morale de son travail ainsi qu’à une rémunération correspondant au rôle social qui est le sien, et suffisante pour garantir son indépendance économique. » |
Le livre des journalistes Pascal Lapointe et Christiane Dupont, Les nouveaux journalistes : le guide. Entre précarité et indépendance, publié en 2006, aborde de front la question de la pratique du journalisme indépendant, dans un monde où la précarité est en hausse.