Plaignant
M. Philippe Gagné, directeur de la protection de la jeunesse
Mis en cause
M. Patrick Rodrigue, journaliste
Le site Internet de l’hebdomadaire La Frontière/Le Citoyen
Résumé de la plainte
M. Philippe Gagné, directeur de la protection de la jeunesse, dépose une plainte le 6 mai 2016 contre le journaliste Patrick Rodrigue et le site Internet de l’hebdomadaire La Frontière/Le Citoyen concernant l’article « Trois adolescentes en fugue retrouvées à Val-d’Or », mis en ligne le 6 mars 2016. Le plaignant déplore l’identification injustifiée de ces personnes mineures et le refus de retirer cette information.
L’article mis en cause rapporte que trois jeunes filles ayant fugué d’un centre jeunesse ont été retrouvées.
Analyse
Grief 1 : identification injustifiée d’une personne mineure
Le plaignant reproche aux mis en cause d’avoir rapporté que les trois fugueuses mentionnées dans l’article résidaient au Centre jeunesse de Rouyn-Noranda. Il estime que les mis en cause ont ainsi contrevenu à l’obligation des médias de respecter « la confidentialité de la clientèle suivie en protection de la jeunesse ». Le plaignant considère que la diffusion de cette information allait à l’encontre de l’article 11.2.1 de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) qui prévoit que « … nul ne peut publier ou diffuser une information permettant d’identifier un enfant ou ses parents, à moins que le tribunal ne l’ordonne ou que la publication ou la diffusion ne soit nécessaire pour permettre l’application de la présente loi ou d’un règlement édicté en vertu de celle-ci. En outre, le tribunal peut, dans un cas particulier, interdire ou restreindre, aux conditions qu’il fixe, la publication ou la diffusion d’informations relatives à une audience du tribunal. »
Dans leur réplique, M. Sylvain Poisson, chef des communications internes et de la conformité, et M. Philippe de La Chevrotière, chef de contenu, font valoir que les informations rapportées dans l’article proviennent de la Sûreté du Québec qui a confirmé la fugue de trois adolescentes, qu’elle a identifiées, et des parents qui ont précisé que les jeunes filles vivaient au Centre jeunesse. Par la suite, le corps policier a indiqué que les jeunes filles avaient été retrouvées. Les informations publiées étaient diffusées sur les réseaux sociaux conformément aux souhaits des familles, observent les mis en cause. Ils estiment que ces informations étaient d’intérêt public et qu’il était de ce fait justifié de les diffuser.
En ce qui concerne l’identification des personnes mineures hors du contexte judiciaire, le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec prévoit à l’article 22.1 : « (1) Hors du contexte judiciaire, les journalistes et les médias d’information s’abstiennent de publier toute mention propre à permettre l’identification de personnes mineures lorsque celle-ci risquerait de compromettre leur sécurité et leur développement. (2) Toute exception à ce principe doit être justifiée par un intérêt public prépondérant et requiert en outre un consentement libre et éclairé, ainsi que le soutien et l’accompagnement de personnes majeures responsables. »
Dans la décision D2014-01-081(2), la commission d’appel a maintenu la décision de première instance qui avait retenu un grief d’atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures placées sous la protection de la DPJ. Dans la décision de première instance, le Conseil avait jugé que « les mis en cause n’ont pas fait preuve de suffisamment de prudence pour préserver l’anonymat des enfants, aux yeux du grand public » puisqu’ils avaient révélé le prénom et une partie du visage de la mère. « Considérant qu’ils ont assurément vécu des “difficultés personnelles graves” du fait d’avoir été pris en charge par la DPJ, l’anonymat de ces enfants devait, par tous les moyens, être préservé », fait valoir le Conseil. Les membres de la commission d’appel rappellent que la jurisprudence du Conseil de presse compte de nombreuses décisions (D2013-08-014, D2011-05-091, D2006-08-007) en ce qui concerne le droit à l’anonymat de personnes mineures. Selon la commission d’appel, la jurisprudence permet de conclure que « la presse devrait s’abstenir de donner des détails susceptibles de permettre l’identification de jeunes stigmatisés, que ce soit comme victimes, tiers innocents ou parce qu’ils vivent des difficultés personnelles graves ».
Le Conseil constate que dans un premier temps, au moment où les autorités et les familles tentaient de retrouver les jeunes filles en fugue, l’intérêt public justifiait leur identification. Cependant, une fois retrouvées, ces jeunes filles devaient retourner dans l’anonymat. La jurisprudence du Conseil est claire : la protection des mineurs vivant des difficultés est un principe déontologique fort et inflexible. Dans le contexte d’un article de suivi, l’intérêt public ne justifiait plus l’identification des jeunes filles. La majorité des membres (4/6 pour, 1 contre, 1 abstention) juge donc que les mis en cause ont commis un manquement déontologique en identifiant des mineurs vivant dans un centre jeunesse.
Le grief d’identification injustifiée d’une personne mineure est retenu.
Grief 2 : refus de retirer une information
Le plaignant déplore que malgré ses demandes, les mis en cause ont refusé de retirer la référence au Centre jeunesse de l’article disponible sur le site Internet du média, soutenant que cette information était d’intérêt public.
De leur côté, les mis en cause réitèrent que les informations présentées dans l’article étaient d’intérêt public. Ils observent que, tout comme dans le cas des fugues survenues au Centre jeunesse de Laval, « ce type d’information était largement diffusé ».
Le Guide, à l’article 27.1, stipule que « [l]es journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. »
Considérant la décision prise au grief précédent, les quatre membres ayant retenu le grief jugent qu’en refusant de retirer une information, les mis en cause ont manqué à leur obligation déontologique de corriger leurs manquements avec diligence.
Le grief de refus de retirer une information est retenu.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient, à la majorité (4/6 membres), la plainte de M. Philippe Gagné et blâme le journaliste Patrick Rodrigue et le site Internet de l’hebdomadaire La Frontière/Le Citoyen pour les griefs d’identification injustifiée d’une personne mineure et refus de retirer une information.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.3)
Jacques Gauthier
Président du comité des plaintes
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Ericka Alnéus
- M. Jacques Gauthier
- M. Luc Grenier
Représentant des journalistes :
- M. Philippe Teisceira-Lessard
Représentants des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Gilber Paquette