Plaignant
Antonio Sciascia, président du Congrès national des Italo-Canadiens (CNIC)
Mis en cause
Marie-Maude Denis, journaliste
Gaétan Pouliot, journaliste
Émission Enquête
Radio-Canada
Résumé de la plainte
Le président du Congrès national des Italo-Canadiens (CNIC), Antonio Sciascia, dépose une plainte le 15 avril 2020 contre les journalistes Marie-Maude Denis et Gaétan Pouliot, l’émission Enquête ainsi que Radio-Canada concernant le reportage intitulé « Les trous de mémoire de Lino Saputo », diffusé le 16 janvier 2020 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Télé et rediffusé le 19 janvier 2020 à ICI RDI. La plainte vise également le texte de présentation qui accompagne le reportage sur le site de l’émission et deux publications sur le compte Twitter du journaliste Gaétan Pouliot, les 17 et 24 janvier 2020. Le plaignant déplore de la partialité, de l’information incomplète, un manque de fiabilité des informations transmises par une source, du sensationnalisme et de la discrimination. Le grief d’atteinte à la réputation ainsi que celui de demande d’excuses et de droit de réplique ne sont pas traités.
CONTEXTE
À l’automne 2019, l’homme d’affaires montréalais Lino Saputo publie son autobiographie dans laquelle il nie tout lien avec la mafia. Trois mois plus tard, le reportage de Radio-Canada mis en cause dans cette plainte présente des extraits de vidéos qui montrent que Lino Saputo et des membres de sa famille ont fréquenté des membres de la mafia montréalaise. Le reportage rapporte également qu’une enquête policière aux États-Unis visant le chef mafieux américain Joe Bonanno a démontré dans les années 1970 que celui-ci avait des intérêts financiers dans l’entreprise canadienne Saputo, spécialisée dans la fabrication de fromage. Cette enquête des policiers de l’Arizona a servi lors de l’analyse d’une demande de permis soumise par Lino Saputo pour faire le commerce du lait dans l’État de New York. Le reportage indique que l’ex-juge, Charles Breitel a conclu en 1980 que M. Saputo avait une relation avec Joe Bonanno et le permis lui a été refusé.
Analyse
Grief 1 : partialité
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier ». (article 9 c) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
1.1 Juge
Le Conseil doit déterminer si, comme l’allègue le plaignant, Marie-Maude Denis a fait preuve de partialité dans le passage suivant :
« Pour le juge Charles Breitel, ce n’est pas une simple théorie policière. Le juge Breitel était un éminent juriste. Pendant 12 ans, il a siégé ici, dans la cour d’appel de l’État de New York, dont il était le juge en chef. Une fois à la retraite, c’est lui qui a présidé l’enquête administrative sur la demande de permis pour faire le commerce du lait qu’a demandé Lino Saputo. Les audiences se sont tenues à Albany en 1980, ici, dans cette salle […] Lino Saputo a témoigné pour nier ses liens avec Joe Bonanno. Il a déposé cette lettre du juge Denys Dionne. Le juge Dionne a présidé la Commission d’enquête sur le crime organisé au Québec. Il écrit qu’il n’a pris connaissance d’aucun élément qui justifierait une enquête sur les Saputo, mais cela n’a pas fait le poids pour le juge Breitel. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de partialité sur ce point.
Analyse
Le plaignant reproche à la journaliste d’avoir minimisé « la crédibilité du juge Denys Dionne, qui présidait au Québec, la Commission sur le crime organisé […] au profit d’un ancien juge américain qui présidait un tribunal administratif ». Il ajoute qu’il était « trompeur de décrire le juge Breitel comme Mme Denis l’a fait : “Le juge Breitel était un éminent juriste”. En l’instance, Breitel agissait comme enquêteur administratif. »
Les mis en cause font valoir qu’en 1980, au moment où il a entendu l’affaire concernant Saputo, le juge Charles Breitel avait plus de 45 ans d’expérience comme juriste. Il a siégé pendant six ans à la New York State Court of Appeals avant d’en devenir juge en chef en 1973. Un poste qu’il a occupé jusqu’à sa retraite en 1978.
Avant d’étudier l’allégation du plaignant, il est pertinent de rappeler que, dans sa décision antérieure D2017-10-118, le Conseil présente le cadre qui doit le guider dans son analyse d’un grief de partialité. Avant d’établir qu’un journaliste a démontré un parti pris en faveur d’un point de vue en particulier, il faut « montrer qu’il a commenté les faits, en émettant une opinion, par exemple », rappelle cette décision.
Dans le cas présent, le qualificatif « éminent juriste » décrit factuellement le parcours professionnel d’un homme qui a notamment été juge en chef de la Cour d’appel de l’État de New York, comme l’indique sa biographie sur le site Internet Historical Society of the New York Courts. La journaliste ne témoigne d’aucun parti pris en faveur du point de vue de ce juge en le qualifiant ainsi.
Quant à l’importance accordée dans le reportage au juge Breitel par rapport au juge Denys Dionne, la journaliste se limite à présenter les deux hommes de façon factuelle selon leur implication dans le dossier. Elle ne diminue pas la crédibilité du juge québécois. Elle rapporte que Lino Saputo a déposé en preuve une lettre du juge Dionne, qui a présidé la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO) dans laquelle il affirme qu’il n’a pris connaissance d’aucun élément qui justifierait une enquête sur les Saputo. En affirmant que la lettre du juge Dionne « n’a pas fait le poids », la journaliste n’attaque pas la valeur du juge, elle témoigne simplement du fait que le juge américain n’a pas pris en compte cette lettre. Il a plutôt basé son jugement sur les preuves récoltées dans le cadre de l’enquête menée par les policiers de l’Arizona dans les poubelles de Joe Bonanno. Une preuve à laquelle le juge Dionne n’a pas eu accès puisque les travaux de la CECO sont antérieurs à l’enquête administrative présidée par le juge Breitel. Aucun parti pris n’est manifesté dans la présentation factuelle de ces jugements.
1.2 Deux ans
Le Conseil doit déterminer si le passage suivant du reportage témoigne d’un parti pris de la part des mis en cause : « Notre collègue Gaétan Pouliot accumule depuis deux ans des documents sur Lino Saputo et des membres de sa famille ».
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de partialité sur ce point.
Analyse
Selon le plaignant, le fait que le journaliste Gaétan Pouliot « accumule depuis deux ans des documents sur Lino Saputo et des membres de sa famille » témoigne d’un parti pris puisque la journaliste explique que l’objectif du reportage est de répondre aux déclarations faites par M. Saputo dans son autobiographie. « Or le livre de M. Saputo a été publié en octobre 2019, soit 3 mois avant la diffusion du reportage de l’émission Enquête. Pourquoi cet intérêt sur les Saputo 21 mois avant la publication du livre? » demande le plaignant.
Les mis en cause soulignent que « le journalisme d’enquête exige souvent du temps et de la patience. Il n’est pas rare qu’un journaliste consacre plusieurs mois, voire quelques années, à une enquête, s’il juge que l’intérêt public le justifie. » Ils précisent qu’il « faut beaucoup de temps pour rassembler l’information, retracer et rencontrer les intervenants, faire le tri et procéder au montage. »
La déontologie journalistique ne fait aucun état de limites temporelles dans la confection d’un reportage. Dans le cas d’une enquête journalistique, les délais peuvent être particulièrement longs. Par exemple, si une source confidentielle lance un journaliste sur une piste, cela peut parfois prendre des mois, voire des années pour corroborer les informations de cette source. Il n’y a pas de lien entre le temps qu’un journaliste passe à accumuler des informations et la partialité. Pour déterminer qu’un journaliste a fait preuve de partialité, il faut qu’il ait présenté une opinion ou un parti pris, comme le rappelle la décision antérieure D2017-10-118.
Sur ce point, le plaignant semble prêter des intentions au journaliste. Dans le dossier D2015-02-089, le Conseil a rejeté le grief de partialité en faisant valoir que l’affirmation de la plaignante « relev[ait] davantage du procès d’intention que du fait vérifiable ». Le Conseil a rappelé qu’« afin d’établir que le journaliste a fait preuve de partialité, il faudrait montrer qu’il a commenté les faits, en émettant une opinion, par exemple. »
Tout comme dans cette décision antérieure, on ne constate dans le cas présent aucun élément qui démontre un parti pris de la part des mis en cause. Le simple fait de s’intéresser à un sujet ne constitue pas un parti pris. Il n’est pas anormal, et certainement pas fautif, qu’un journaliste enquête sur une personne qui fait l’objet d’allégations l’associant au crime organisé depuis plusieurs années. Le temps qu’il consacre à la recherche de la vérité témoigne non pas d’un parti pris, mais d’un travail d’une grande ampleur. On ne saurait reprocher à une équipe de journalistes de prendre le temps nécessaire pour mener une enquête étoffée.
Grief 2 : information incomplète
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis de l’information essentielle à la bonne compréhension du sujet en ne mentionnant pas que le rapport Breitel a fait l’objet d’une couverture médiatique en 1980 dans La Presse, en 1981 dans Le Devoir et en 1997 dans The Globe and Mail.
Décision
Le Conseil rejette le grief d’information incomplète.
Analyse
Le plaignant estime que la journaliste a omis « de mentionner que le rapport Breitel a été traité » dans des articles publiés dans La Presse en 1980, Le Devoir en 1981 et The Globe and Mail en 1997. Il affirme que « tous ces documents dits “inédits” étaient connus du public pour avoir fait l’objet de reportages médiatiques suite au refus de la demande de permis qui avait été faite aux États-Unis en 1980 ».
Le plaignant n’explique pas en quoi cette information aurait été essentielle, selon lui, à la compréhension du sujet. Malgré cela, les articles qu’il évoque n’auraient pas changé la compréhension du sujet du reportage. Les journalistes ne sont pas tenus de couvrir tous les angles liés à un même sujet. La décision antérieure D2015-10-052 souligne qu’un « journaliste est toujours libre d’exclure certaines informations, pour peu que ce choix ne prive pas le public d’informations essentielles, considérant l’angle de traitement choisi ». La décision D2016-07-013 va dans le même sens, précisant que la déontologie « n’impose pas aux journalistes de couvrir tous les angles d’une nouvelle, mais plutôt de s’assurer d’en présenter les éléments essentiels à la compréhension des faits par le lecteur ».
Ainsi, dans le cas présent, les journalistes n’avaient pas l’obligation déontologique de diffuser toutes les informations liées au sujet du reportage, ce qui serait d’ailleurs impossible dans un temps limité. En fonction des angles de traitement choisis, les mis en cause n’avaient pas l’obligation de faire état des articles soumis par le plaignant, car ils n’étaient pas essentiels à la compréhension du sujet du reportage. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme le plaignant, les articles de presse auxquels il fait référence ne correspondent pas aux documents dits « inédits » dans le reportage.
Grief 3 : manque de fiabilité des informations transmises par une source
Principe déontologique applicable
Fiabilité des informations transmises par les sources : « Les journalistes prennent les moyens raisonnables pour évaluer la fiabilité des informations transmises par leurs sources, afin de garantir au public une information de qualité. » (article 11 du Guide)
3.1 Documents
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont pris les moyens raisonnables pour vérifier la fiabilité des informations transmises par la source Gene Ehmann.
Décision
Le Conseil rejette le grief de manque de fiabilité des informations transmises par une source sur ce point.
Analyse
Le plaignant déplore que les journalistes n’aient pas vérifié auprès de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) la véracité et l’authenticité des documents fournis par l’ex-policier du FBI et de l’État de l’Arizona Gene Ehmann. Il estime également que les mis en cause auraient dû « trouve[r] curieux » que M. Ehmann « soit en possession depuis 37 ans d’un volumineux dossier à sa résidence ». Il déplore qu’il n’y ait eu « aucune question sur la véracité et l’authenticité des documents. Aucune corroboration de l’intégrité de ces documents qui datent des années 1970-80. Qui plus est, aucun suivi fait auprès de la GRC afin de corroborer la véracité de ces déclarations faites » par M. Ehmann.
Les mis en cause font valoir que « la quasi-totalité des documents fournis par Gene Ehmann avait été déposée en preuve devant le juge Breitel. Ces documents font aussi partie du dossier de cour lorsque la cause a été entendue devant la division d’appel de la Cour suprême de l’État de New York. »
« Nos journalistes ont eu accès aux 4000 pages de transcription des audiences devant le juge Breitel, et aux pièces au dossier qui est archivé sur microfiche à la New York State Library. Ce sont essentiellement des copies de ces documents que notre équipe a retrouvées chez M. Ehmann », indiquent les mis en cause qui ajoutent que les documents utilisés dans le reportage qui n’étaient pas dans le dossier de cour sont des photos de l’opération policière consistant à fouiller les poubelles de Joe Bonanno.
Tout comme dans la décision D2016-06-170, le Conseil constate que le plaignant n’a déposé aucune preuve suggérant ou soutenant que des éléments ou des faits permettaient de mettre en doute la fiabilité des informations présentées par la source. Dans cette décision antérieure, le Conseil soulignait également que le média avait « pris des moyens raisonnables pour garantir la fiabilité des informations qui lui ont été transmises », ce qui est également le cas dans le présent dossier.
En effet, Gene Ehmann, qui témoigne à visage découvert dans le reportage, est un policier à la retraite de l’État de l’Arizona qui a participé à l’opération consistant à fouiller les poubelles de Joe Bonanno. À ce titre, il était au cœur de l’enquête policière mise en preuve dans l’affaire entendue lors des audiences du département de l’Agriculture de l’État de New York. De plus, les informations et les documents fournis par M. Ehmann sont corroborés par le dossier d’archives de ces audiences. Dans le reportage, on voit les journalistes consulter ce dossier à la bibliothèque publique d’Albany, New York.
Bien que le plaignant aurait souhaité que les informations fournies par Gene Ehmann soient corroborées par la GRC, les mis en cause n’avaient pas l’obligation de présenter la version de la GRC dans cette affaire. Ils avaient déjà présenté l’authenticité des documents fournis par leur source avec ceux se trouvant dans le dossier des audiences disponible à la bibliothèque d’Albany.
3.2 Perquisition
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont commis un manquement à la déontologie journalistique en ce qui concerne la vérification des informations transmises par Gene Ehmann au sujet de la perquisition au domicile de M. Saputo.
Décision
Le Conseil rejette le grief de manque de fiabilité des informations transmises par une source sur ce point.
Analyse
Le plaignant considère que les mis en cause auraient dû valider les informations transmises par M. Ehmann dans l’extrait suivant : « Je sais qu’ils ont perquisitionné le domicile de Saputo. Je ne sais pas quel a été le résultat et je n’ai pas eu connaissance d’aucun suivi. Je ne sais pas tout ce que fait la GRC, mais au meilleur de notre connaissance ça s’est terminé là. »
Selon le plaignant, Marie-Maude Denis « avait l’obligation minimale de valider cette séquence du reportage puisque Lino Saputo n’a jamais fait l’objet d’une inculpation quelconque de nature criminelle en lien avec le récit de Ehmann ».
Les mis en cause affirment qu’ils ont « la preuve indépendante qu’une enquête de la GRC était en cours et que des perquisitions ont eu lieu ».
Bien que le reportage n’évoque pas cette « preuve indépendante », il n’y avait pas d’obligation d’en parler. Dans la décision D2014-07-008B, la commission d’appel a confirmé que les mis en cause pouvaient « s’appuyer sur l’ensemble des informations de l’équipe d’Enquête qui lui ont été présentées et non seulement sur les faits présentés dans le reportage ». De plus, le Conseil a fait valoir que « la crédibilité de la source et sa connaissance du milieu justifiaient d’exposer son opinion dans le reportage. »
Dans le cas présent, le plaignant ne fait pas la démonstration que l’information fournie par la source, Gene Ehmann, n’était pas fiable. Par ailleurs, en visionnant le reportage, on constate qu’à la suite du commentaire de Gene Ehmann concernant le transfert des informations à la GRC, Marie-Maude Denis précise : « Lino Saputo et Giuseppe Borselino n’ont jamais fait l’objet d’accusation. »
Grief 4 : sensationnalisme
Principe déontologique applicable
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Marie-Maude Denis déforme la réalité, exagère ou interprète abusivement la portée réelle des faits en traitant « Lino Saputo de menteur », tel que l’allègue le plaignant.
Décision
Le Conseil rejette le grief de sensationnalisme.
Analyse
Le plaignant estime que la journaliste fait preuve de sensationnalisme en traitant « Lino Saputo de menteur » dans les deux passages qu’il décrit comme suit :
- « Si Lino Saputo n’avait pas menti, aurait-il pu entrer dans la communauté des affaires? »
- « Comment Lino Saputo a-t-il pu être nommé [au] conseil d’administration d’une banque canadienne? »
Selon lui, « la dernière section du reportage est montée de façon à justifier le reportage et démontrer que M. Saputo est un menteur. »
La journaliste conclut le reportage de cette façon :
Voix hors champ de Marie-Maude Denis :
« Pourquoi Lino Saputo a-t-il décidé de publier un livre dans lequel il répète ses mensonges sur sa relation avec Joe Bonanno?
Lino Saputo :
“ We didn’t sell any shares to Mr Bonanno”
Marie-Maude Denis :
Pourquoi ment-il depuis des décennies en niant tout lien avec le crime organisé?
Lino Saputo :
“Je peux vous garantir que jamais, soit de près ou de loin, la mafia était associée avec Saputo ou la famille Saputo ou l’entourage de Saputo.”
Marie-Maude Denis :
Parce que cela aurait certainement compromis les entrées de la famille Saputo dans la communauté des affaires. La nomination de Lino Saputo à la Banque Nationale où il a siégé au conseil d’administration pendant 10 ans. À l’influence politique de la famille. Giuseppe Borsellino était un collecteur de fonds officiel du Parti libéral du Québec. À la remise de récompenses, comme ce doctorat honorifique qu’il a reçu de l’Université Concordia. Aux décorations les plus prestigieuses.
Jean Charest :
“Lino Saputo, au nom du peuple québécois, je vous fais officier de l’Ordre national du Québec.”
Marie-Maude Denis :
Aux plus grands honneurs au pays, comme de recevoir l’Ordre du Canada des mains du gouverneur général. Est-ce que Lino Saputo aurait été autant applaudi par la société québécoise et canadienne s’il avait dit la vérité sur ses liens passés avec le crime organisé? »
Les mis en cause répondent au Conseil que « l’information est spectaculaire, voire choquante, en raison du statut enviable du principal intéressé, mais sa publication n’a rien de sensationnaliste ». Ils font valoir qu’« à la lueur des informations révélées dans le reportage et des contradictions avec ses affirmations dans sa biographie, il est juste de dire que M. Saputo a menti sur ses liens avec le crime organisé. »
Les mis en cause estiment que les extraits suivants du rapport du juge Breitel confirment la conclusion du reportage : « Lino Saputo a tenté de dissimuler au ministère son implication et celle de ses entreprises avec Bonanno, il n’a pas fourni les renseignements importants exigés par le commissaire, et a fait des déclarations qui sont fausses, mensongères et trompeuses (…) C’est un fait que, contrairement à ses affirmations, Lino et sa femme ont rencontré Bonanno à Tucson au début de l’année 1970. » (« Lino Saputo has attempted to conceal from the Department his and his companies’ involvement with Bonanno, he has failed to furnish all the material information required by the Commissioner, and has made material statements that are false, misleading, and deceitful (…) It is found as a fact that, contrary to his assertions, Lino and his wife met with Bonanno in Tucson in early 1970. »)
Le reportage, qui est basé sur une enquête fouillée, présente une série de faits qui contredisent les affirmations de Lino Saputo dans son autobiographie. Alors que M. Saputo nie à plusieurs reprises avoir des liens avec la mafia, le reportage démontre le contraire. Pour ce faire, les mis en cause s’appuient notamment sur le rapport du juge Breitel, le témoignage de Gene Ehmann ainsi que des vidéos qui témoignent de la présence de Lino Saputo au mariage de Donald Côté, un criminel proche des plus hauts dirigeants du crime organisé, et celle de son beau-frère Giuseppe Borsellino et de sa soeur Elina Saputo à l’anniversaire de mariage du parrain du crime organisé au Canada, Nicolo Rizzuto.
Cette situation s’apparente à celle décrite dans la décision antérieure D2017-02-024, dans laquelle le Conseil a rejeté le grief de titre sensationnaliste en faisant valoir que « les mis en cause n’[avai]t pas exagéré ni déformé les faits puisque le titre de l’article – “Amateur d’armes et islamophobe” – correspond[ait] au contenu » de celui-ci. Cet article montrait en effet que l’auteur alors présumé de la tuerie perpétrée à la mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette, était un amateur d’armes et qu’il avait manifesté de l’islamophobie.
Dans le cas présent, les mis en cause n’ont ni déformé la réalité ni exagéré les faits en démontrant, sur la base de plusieurs preuves solides, que Lino Saputo avait menti.
Grief 5 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)
5.1 Mafia
Le Conseil doit déterminer si les passages suivants entretiennent des préjugés envers les membres de la communauté italienne, tel que l’allègue le plaignant :
- Titre : « Les trous de mémoire de Lino Saputo »
- Introduction au reportage : « Grâce à des documents inédits, “Enquête” mettra en évidence ce que Lino Saputo occulte : ses liens passés avec des criminels gravitant dans les plus hautes sphères de la mafia. »
- Introduction au reportage : « À “Enquête” cette semaine, des documents inédits révélant que Lino Saputo, l’homme d’affaires le plus riche au Québec, a eu des liens soutenus avec l’important chef mafieux Joe Bonanno. »
- Passage du reportage : « Est-ce que Lino Saputo aurait été autant applaudi par la société québécoise et canadienne s’il avait dit la vérité sur ses liens passés avec le crime organisé? »
Décision
Le Conseil rejette le grief de discrimination sur ces points.
Analyse
Le plaignant estime que ces passages entretiennent le « stéréotype préjudiciable qui associe instinctivement les Italiens à la mafia ». Selon lui, « un auditeur raisonnable était invité à souscrire à l’inférence suivante : Monsieur Lino Saputo a fait ou fait partie de la mafia, il a pu bâtir une multinationale du fromage parce qu’il est un mafioso. Non fondé factuellement cette association stéréotypée cause un préjudice réputationnel aux membres de notre Communauté. »
Les mis en cause font observer que le « reportage n’affirme jamais que Lino Saputo est ou a été membre de la mafia. Il dit plutôt que M. Saputo a menti sur ses liens d’affaires avec des membres importants du crime organisé ». Ils ajoutent que nulle part dans le reportage ils n’associent « la communauté italienne à ces oublis de M. Saputo ou à quelques mafieux ».
Le reportage porte sur les liens d’une personne, Lino Saputo, avec des membres de la mafia. À aucun moment, on ne laisse entendre que cette situation s’étend à toute la communauté italo-québécoise. Aucun des passages visés par la plainte n’entretient donc le préjugé que les Italiens, de façon générale, sont associés à la mafia puisqu’il n’est pas question des Italiens en général, mais bien de M. Saputo et des membres du crime organisé.
Comme l’indique la décision D2019-02-025, on ne saurait retenir un grief de discrimination si on ne constate pas de généralisation à toute une communauté. Bien que le plaignant considérait que les passages visés de la chronique laissaient croire « que les musulmans sont des cibles légitimes qu’on peut stigmatiser, insulter et brutaliser à loisir, sans courir aucune conséquence. Qu’ils sont moins qu’humain », il n’y avait ni termes ni représentations discriminatoires qui tendaient à susciter la haine ou le mépris ou à entretenir des préjugés envers la communauté musulmane. Lorsque la chroniqueuse utilisait les termes « intégristes outrés », par exemple, ses propos ne constituaient pas une généralisation visant toute la communauté musulmane du Québec.
Dans le cas présent, même si le plaignant et plusieurs membres de la communauté italienne, représentés par le Congrès national des Italo-Canadiens dans le cadre de la présente plainte, se sont sentis visés par le reportage, on n’y constate aucune généralisation à l’ensemble de la communauté. Encore une fois, les faits rapportés ne concernent que Lino Saputo et certains membres de sa famille.
5.2 Offre
Le Conseil doit déterminer si Gaétan Pouliot entretient ce que le plaignant qualifie de « stéréotype préjudiciable qui associe instinctivement les Italiens à la mafia » lorsqu’il écrit sur Twitter : « “Pour publier sa biographie, l’homme d’affaires a fait une offre à l’éditeur de Nouveau Projet qu’il ne pouvait refuser.” »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination sur ce point.
Analyse
Au sujet de ce Tweet publié par Gaétan Pouliot, le plaignant affirme : « Comment ne pas inférer que cette allusion malheureuse au film “Le Parrain” “Pour publier sa biographie, l’homme d’affaires a fait une offre à l’éditeur de Nouveau Projet qu’il ne pouvait refuser” n’est pas endossée par M. Pouliot et la Société Radio-Canada? » Le plaignant voit dans ce message un « stéréotype préjudiciable qui associe instinctivement les Italiens à la mafia ». Cependant, le plaignant ne précise pas de quelle façon ces Tweets entretiendraient les préjugés envers la communauté italienne.
Le Tweet « “Pour publier sa biographie, l’homme d’affaires a fait une offre à l’éditeur de Nouveau Projet qu’il ne pouvait refuser” » est un copier-coller d’un Tweet publié par Le Devoir. Le Tweet de Gaétan Pouliot est d’ailleurs entre guillemets. L’article du Devoir mis en preuve par les mis en cause rapporte que la biographie de Lino Saputo a été publiée par une maison d’édition créée par l’éditeur de Nouveau Projet.
Si l’expression « faire une offre qu’il ne pourra refuser » est effectivement une référence au film « Le Parrain » qui se déroule dans le milieu de la mafia, cette figure de style ne vise que M. Saputo et l’éditeur de Nouveau Projet. On ne trouve dans ce message aucune référence à l’ensemble de la communauté italienne. Tout comme au grief 5.1, on ne constate aucune généralisation.
Pour déterminer si un journaliste ou un média a fait part de discrimination au sens de l’article 19.1 du Guide, il faut d’abord qu’il y ait présence d’un motif discriminatoire. En l’absence d’un tel motif dans le Tweet visé, le grief de discrimination est rejeté.
5.3 Ordre du Québec
Le Conseil doit déterminer si Gaétan Pouliot entretient ce que le plaignant qualifie de « stéréotype préjudiciable qui associe instinctivement les Italiens à la mafia » lorsqu’il écrit sur Twitter : « Lino Saputo à l’Ordre national du Québec : QS veut une réévaluation du dossier »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination sur ce point.
Analyse
Le Tweet « Lino Saputo à l’Ordre national du Québec : QS veut une réévaluation du dossier » introduit un article indiquant que le co-porte-parole de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, demande d’étudier le dossier de M. Saputo et « “d’envisager, si c’est nécessaire, de lui retirer l’Ordre national du Québec.”
Bien que le plaignant considère que ce message entretient le « stéréotype préjudiciable qui associe instinctivement les Italiens à la mafia », ce Tweet ne vise pas « les Italiens». Le fait de partager sur Twitter une réaction du milieu politique au reportage qui vise uniquement Lino Saputo n’entretient aucun préjugé à l’endroit des gens d’origine italienne.
Griefs non traités : atteinte à la réputation et demande d’excuses et de droit de réplique
Dans sa plainte, le plaignant déplorait le fait que le reportage porte atteinte à la réputation de Lino Saputo. Ce grief n’a pas été traité puisque l’atteinte à la réputation n’est pas du ressort de la déontologie journalistique et relève plutôt de la sphère judiciaire. (Règlement 2, article 13.03)
Le plaignant souhaitait également que les mis en cause présentent des excuses à la communauté italienne et que Radio-Canada diffuse une émission sur la contribution de la communauté italienne à la société québécoise. Le rôle du Conseil se limite à déterminer si les journalistes et les médias ont commis des fautes déontologiques, il n’impose pas la façon dont devrait être corrigé un manquement, s’il y en avait un.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte d’Antonio Sciascia, président du Congrès national des Italo-Canadiens (CNIC) contre Marie-Maude Denis et Gaétan Pouliot, l’émission Enquête ainsi que Radio-Canada concernant les griefs de partialité, d’information incomplète, de manque de fiabilité des informations transmises par une source, de sensationnalisme et de discrimination. Le grief d’atteinte à la réputation ainsi que celui de demande d’excuses et de droit de réplique ne sont pas traités.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Richard Nardozza, président du comité des plaintes
Paul Chénard
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Jed Kahane
Yann Pineau