Plaignant
Allyson Pétrin
Mis en cause
Denise Bombardier, chroniqueuse
Le Journal de Montréal
Québecor Média
Résumé de la plainte
Allyson Pétrin dépose une plainte le 9 novembre 2020 au sujet de la chronique « Ras-le-cul » de Denise Bombardier, publiée sur le site Internet du Journal de Montréal le 17 octobre 2020. La plaignante déplore de l’information incomplète, du sensationnalisme, de la discrimination et un refus de correction des erreurs. Certains des éléments du grief de discrimination ainsi que celui d’utilisation injustifiée de sources anonymes ont été jugés irrecevables (explications à la fin de cette décision).
CONTEXTE
Dans cette chronique, Denise Bombardier réagit aux faits rapportés dans un article du Devoir de la journaliste Jessica Nadeau intitulé « Code vestimentaire : des filles jugent les directions d’école bien culottées » publié le 16 octobre 2020. L’article du Devoir rapportait que les garçons qui portaient la jupe pour appuyer les récriminations de leurs camarades de classe à propos du code vestimentaire, n’étaient pas traités de la même façon qu’elles.
Si l’initiative des garçons avait été accueillie favorablement, des jeunes filles, à qui la journaliste du Devoir avait accordé l’anonymat, déploraient pour leur part avoir été sommées par la direction de se changer ou de retourner à la maison parce que leurs robes étaient trop courtes.
Après avoir rapporté les principaux faits de l’article du Devoir, Denise Bombardier fait valoir dans sa chronique que « ces enfantillages autour des codes vestimentaires rendent les filles encore plus vulnérables. » Selon elle, il serait préférable de lutter contre les inégalités sociales et financières, notamment, pour sortir « les filles de l’état de victimisation ».
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : information incomplète
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse a omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet de la chronique dans le passage suivant :
« Les militantes revendiquent donc le droit de contrôler leur corps. Comme elles le disent, c’est leur droit (qui n’est pas inscrit dans la charte, tout de même) de fixer la longueur acceptable de leur jupe ».
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information incomplète.
Analyse
La plaignante considère que dans le passage ci-dessus, la chroniqueuse « ne fait aucunement preuve de complétude » étant donné que son explication n’est pas accompagnée « d’informations appuyant ses dires; ou du moins, les informations sur lesquelles elle s’est basée pour rédiger son texte ». La plaignante ajoute : « Dans la Charte des droits et libertés de la personne est cité que “Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.” Donc, non il n’est pas implicitement ou explicitement écrit dans la Charte des droits et libertés que les jeunes filles peuvent ou non ajuster la longueur de leur jupe, mais celles-ci ont amplement le droit d’exprimer librement leur opinion et leur point de vue de manière passive, sans affecter le bien-être général des citoyens du Québec. »
Le principe de complétude, tel que défini dans le Guide, n’exige pas des journalistes de couvrir tous les angles possibles d’un sujet ou d’inclure dans un reportage ou une intervention chaque facette d’une histoire. Cela serait d’ailleurs impossible dans un laps de temps ou un nombre de mots limités. La complétude signifie plutôt qu’on ne peut pas omettre une information essentielle à la compréhension du sujet, c’est-à-dire sans laquelle l’histoire ne tient plus ou change complètement de sens.
Dans sa plainte, Allyson Pétrin exprime son désaccord avec l’opinion de Denise Bombardier, mais elle ne précise pas quelle information aurait omis la chroniqueuse ni la raison pour laquelle cette information était essentielle à la compréhension du sujet.
Dans une telle situation, le grief est rejeté, comme ce fut le cas dans le dossier D2019-08-099, où le Conseil a fait valoir une divergence d’opinions avec le chroniqueur. Le fait d’être en désaccord avec le point de vue défendu par un journaliste d’opinion ne peut constituer un manquement déontologique.
Dans le cas présent, la plaignante a exprimé cette divergence d’opinions à travers un grief d’information incomplète, mais le raisonnement défendu par le Conseil dans la décision antérieure mentionnée ci-haut s’applique.
Grief 2 : sensationnalisme
Principe déontologique applicable
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse déforme la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements dans le passage suivant :
« On sait que des plus radicales croient qu’en théorie, une fille devrait pouvoir se promener nue dans la rue sans qu’un testostéroné la regarde fixement ou pire, cherche à la frôler. »
Décision
Le Conseil rejette le grief de sensationnalisme.
Analyse
La plaignante estime que la chroniqueuse « extrapole l’idée principale et déforme la réalité, exagère et interprète la portée réelle des faits qu’elle tente de véhiculer ». Selon elle, « le point central du débat et du problème n’a jamais été que les femmes désiraient se promener nues dans la rue sans représailles ou sans crainte qu’il leur arrive quoi que ce soit. »
Denise Bombardier se sert dans ce passage du point de vue de certaines féministes « radicales », qui croient « qu’en théorie, une fille devrait pouvoir se promener nue dans la rue sans qu’un testostéroné la regarde fixement ou pire, cherche à la frôler », pour introduire sa perspective au sujet de ces contestations des codes vestimentaires imposés aux filles dans les écoles secondaires. Selon elle, « trop de jeunes filles endoctrinées, dirait-on, sont décrochées de la réalité brutale. À savoir que le corps d’une femme n’est pas neutre, il est sexué. »
Le fait que la plaignante soit en désaccord avec la façon dont la chroniqueuse expose le débat ne témoigne pas d’un manquement déontologique de la part de la chroniqueuse puisque celle-ci bénéficie d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’elle adopte lorsqu’elle défend sa position.
Dans la décision antérieure D2018-10-102 (2), confirmée en appel, le Conseil a souligné cette latitude dont bénéficie un journaliste d’opinion. Il a rejeté le grief de sensationnalisme qui visait une chronique dans laquelle Guy Fournier affirmait : « Les militants extrémistes tirent sur tout ce qui bouge si c’est blanc ». Bien que le plaignant « estime que le passage en cause l’associe à “un mouvement de haine raciale et à l’extrémisme frisant le terrorisme”, Guy Fournier y exprime un point de vue général sans viser le plaignant ni faire un quelconque lien avec lui. Le journaliste ne déforme donc pas la réalité pas plus qu’il n’interprète abusivement la portée réelle des faits au sujet du plaignant. Guy Fournier a certes choisi le champ sémantique de la guerre pour parler d’une question explosive, mais le Conseil estime qu’en tant que journaliste d’opinion, il bénéficie d’une grande latitude dans le ton et le style. »
De la même façon, dans le cas présent, la chroniqueuse ne déforme pas la réalité; elle présente plutôt son point de vue. La latitude dans le choix du ton et du style accordée aux journalistes d’opinion lui permettent d’utiliser un langage imagé, sans que cela ne constitue du sensationnalisme.
Grief 3 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la chroniqueuse fait preuve de discrimination dans le passage suivant : :
« Ces enfantillages autour des codes vestimentaires rendent les filles encore plus vulnérables. Incroyable que l’on doive marteler que l’égalité des hommes et des femmes ne veut pas dire que leurs corps sont pareils physiquement et sexuellement. Le corps de la femme est un objet de séduction. Il est décourageant d’avoir à répéter cette vérité de La Palice ».
Décision
Le Conseil rejette le grief de discrimination.
Analyse
La plaignante considère que le passage ci-dessus est discriminatoire envers les élèves du secondaire dont il est question dans la chronique, sur la base de leur âge. Elle estime qu’en « projet[ant] les démarches entreprises par les jeunes comme étant de l’enfantillage […]c’est l’équivalent de dire que les jeunes étudiantes et étudiants du secondaire n’ont pas droit à des convictions, des opinions, car ils sont trop jeunes pour affirmer quoi que ce soit qui a du sens. » La plaignante affirme que les propos de la chroniqueuse « ont mené à des centaines de commentaires haineux ou discriminatoires » de la part de lecteurs, sur Facebook et dans la section commentaire située sous la publication en ligne de la chronique.
Le terme « enfantillage » signifie une « manière d’agir, [une] activité qui manifeste un manque de maturité, qui ne convient qu’à un enfant », ou encore une « chose futile, sans importance » (dictionnaire Larousse).
La plaignante interprète ce passage comme voulant dire que les élèves du secondaire « n’ont pas droit à des convictions ». En ce sens, elle y voit de la discrimination envers les élèves. Cependant, la chroniqueuse est simplement en désaccord avec l’objet de leur contestation.
Pour retenir un grief de discrimination, il faut des termes qui tendent à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés, sur la base d’un motif discriminatoire.
Le Conseil se base sur les caractéristiques personnelles susceptibles de discrimination établies par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : l’âge, la condition sociale, les convictions politiques, l’état civil, la grossesse, le handicap, l’identité ou l’expression de genre, la langue, l’orientation sexuelle, la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale, la religion et le sexe. La plaignante estime que les élèves sont discriminés dans sa chronique sur la base de leur âge.
Or, le terme « enfantillage » dans ce passage n’est pas utilisé à des fins discriminatoires envers les jeunes. Il témoigne plutôt de l’opinion de la chroniqueuse concernant leurs actions, qu’elle est en droit de critiquer. Critiquer les actions de personnes n’équivaut pas à faire preuve de discrimination.
Dans la décision D2019-02-035, le Conseil a rejeté le grief de discrimination pour des raisons similaires. Le plaignant déplorait que l’auteure du texte « refuse que les hommes blancs puissent se prononcer sur la question autochtone en raison de leur sexe et de leur race ». Le Conseil a constaté que «les passages ciblés par le plaignant, même s’il s’agit d’une opinion que plusieurs ne partageront pas, n’entretiennent pas de préjugé et n’attisent pas le mépris. Les reproches du plaignant relèvent donc plutôt d’une divergence d’opinions au sujet des personnes qui devraient s’exprimer sur les enjeux liés aux Premières Nations.
De la même façon, Mme Bombardier avait la liberté de qualifier les actions des élèves d’« enfantillage »; il s’agissait là de son opinion, bien qu’on puisse être en désaccord, et non pas de préjugés ou d’incitation à la haine en raison de leur âge.
Grief 4 : refus de correction des erreurs
Principe déontologique applicable
Correction des erreurs : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. » (article 27.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis de corriger avec diligence leurs erreurs.
Décision
Le Conseil rejette le grief de refus de correction des erreurs.
Analyse
La plaignante déplore que le média ait refusé de corriger les erreurs.
Considérant qu’aucun manquement déontologique n’a été retenu dans ce dossier, le média n’avait pas à apporter de correctif.
Grief irrecevable : sous-griefs de discrimination
« Une plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement potentiel au Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec. Ce manquement doit être significatif et précis. » (article 13.01 du Règlement No 2)
En plus de l’emploi du terme « enfantillage », qui a été traité plus haut, la plaignante juge discriminatoires deux autres passages, mais ne ne précise pas quels seraient les termes ou les représentations discriminatoires pas plus qu’elle n’indique pas en quoi ces passages sont discriminatoires.
En l’absence d’un argumentaire clair et d’un manquement précis en ce qui concerne ces deux sous-griefs de discrimination, ceux-ci ne sont pas recevables.
Grief irrecevable : utilisation injustifiée de sources anonymes
« Une plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement potentiel au Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec. Ce manquement doit être significatif et précis. » (article 13.01 du Règlement No 2)
La plaignante déplore que les sources anonymes mentionnées dans la chronique ne soient « pas décrites dans le reportage pour que le public prenne en compte sa crédibilité et sa valeur; d’autant plus que lesdites sources ne se sont pas confiées directement à la journaliste », mais ces sources anonymes sont celle de la journaliste du Devoir dans le cadre de l’article « Code vestimentaire : des filles jugent les directions d’école bien culottées » publié le 16 octobre 2020. On ne saurait donc tenir Denise Bombardier responsable de la façon dont Le Devoir a choisi d’accorder l’anonymat pour son reportage.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal qui n’est pas membre du Conseil de presse et n’a pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte d’Allyson Pétrin visant la chronique « Ras-le-cul » de Denise Bombardier publiée sur le site Internet du Journal de Montréal, le 17 octobre 2020 concernant les griefs d’information incomplète, de sensationnalisme, de discrimination et de refus de corrections des erreurs. Deux sous-griefs visant de la discrimination ainsi que le grief d’utilisation injustifiée de sources anonymes sont irrecevables.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Charles-Éric Lavery
Représentants des journalistes :
Denis Couture
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier