D2022-02-122

Plaignantes

Danielle Boutet

Anne Taillefer

Geneviève Rail

Mis en cause

Marie-Andrée Chouinard, rédactrice en chef

Le quotidien Le Devoir

Dates de dépôt des plaintes

Les 28 février et 3 mars 2022

Date de la décision

Le 26 mai 2023

Résumé de la plainte

Danielle Boutet, Anne Taillefer et Geneviève Rail déposent une plainte le 28 février et le 3 mars 2022 au sujet de la mise au point signée par la rédactrice en chef Marie-Andrée Chouinard et de modifications apportées à la chronique « La pandémie revue et corrigée » publiée dans Le Devoir, le 26 janvier 2022. Les plaignantes déplorent des informations inexactes, l’utilisation inappropriée d’une signature, de l’information incomplète et l’influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales.  

Contexte

À la suite de la publication de la chronique de Francine Pelletier intitulée « La pandémie revue et corrigée » le 26 janvier 2022, Le Devoir a publié une mise au point. Sur le site web du média, ce rectificatif précède la chronique, dont certains passages ont été modifiés. Les plaintes concernent le correctif et la version modifiée de la chronique. 

Dans cette mise au point, la rédactrice en chef du Devoir, Marie-Andrée Chouinard, affirme que la version originale de la chronique comporte des inexactitudes qu’elle rectifie. Elle ajoute : « L’absence de nuances essentielles, certaines omissions et le recours à des sources d’inspiration controversées ont laissé filtrer de ce texte que la vaccination n’était pas une mesure centrale dans l’arsenal des outils permettant de contrer la COVID-19. » Mme Chouinard indique également que « la chroniqueuse a apporté depuis une précision dans son texte pour soutenir que tel n’est pas le cas. »

Dans sa chronique originale, Francine Pelletier s’interroge sur la gestion de la pandémie. Elle estime que les gouvernements ont tout misé sur la vaccination, à tort. Elle affirme que les succès de certains médicaments déjà existants sont passés inaperçus. Selon elle, « avec les meilleures intentions du monde, pour sauver des vies, inciter à la cohésion sociale et contrer la désinformation, les autorités ont tenu à parler d’une même voix pour mieux promouvoir les mesures sanitaires. Curieusement, un autre type de désinformation s’est ensuivi. Une espèce de censure involontaire. » Elle conclut en demandant : « À quand une nouvelle stratégie, plus ouverte, plus franche, moins coercitive et mieux adaptée à la pandémie d’aujourd’hui? » 

La chronique originale fait elle-même l’objet d’une décision du Conseil (D2022-01-063).

Griefs des plaignantes

Grief 1 : informations inexactes

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité ». (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

1.1 Effritement de l’efficacité des vaccins

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte au sujet de l’effritement de l’efficacité des vaccins dans le passage suivant de la mise au point : 

« Il aurait aussi fallu préciser que l’efficacité des vaccins après deux doses était au départ de 95 % pour protéger contre les formes graves de la COVID-19, c’est-à-dire les formes qui nécessitent une hospitalisation et mènent au décès. Au Québec, six mois après la deuxième dose, cette protection s’élevait toujours à 85 %. Quant à la baisse de couverture évoquée autour de 39 % à 42 %, elle fait référence au cas israélien au moment de l’arrivée du variant Delta. »

Décision

Le Conseil de presse du Québec rejette le grief d’information inexacte sur ce point.

Analyse

Anne Taillefer estime que le passage ci-dessus est inexact. Elle affirme qu’« on peut trouver plusieurs études qui démontrent l’effritement de l’efficacité des vaccins contre l’infection et la transmission du virus. » Elle en présente quelques-unes.

Le directeur du Devoir, Brian Myles, considère que la plaignante invite « à faire une bataille d’études scientifiques qui nous apparaît non-pertinente à l’analyse du dossier. Qu’il suffise de rappeler que Mme Chouinard [a] appliqué les bases du journalisme scientifique dans la rédaction de sa mise au point et rectificatif. »

Il ajoute : « À l’évidence, les informations retenues par Mme Chouinard ne plaisent pas aux plaignantes, qui auraient souhaité qu’elle insiste sur d’autres études ou informations. En aucun cas ces choix rédactionnels, appuyés sur une démarche de vérification rigoureuse, ne sauraient constituer un manquement au critère d’exactitude. »

Dans sa plainte, la plaignante n’indique pas clairement ce qu’elle considère comme inexact dans le passage visé ni quelle serait l’information exacte, selon elle. Bien que la plaignante aurait souhaité que le média fasse état d’autres études, cela n’est pas suffisant pour déterminer que l’information présentée est inexacte. La plaignante soumet des liens vers des études à consulter sans préciser où se trouve l’information qui démontre son allégation.

Lorsque le Conseil examine une allégation d’inexactitude, il ne peut retenir le grief que s’il a la preuve qu’une information inexacte a été véhiculée. Il revient au plaignant de faire la démonstration de l’allégation qu’il formule. Dans le dossier D2018-04-037, par exemple, la plaignante affirmait qu’il n’y avait eu qu’un seul suicide parmi les employés d’un centre de réadaptation de Rouyn-Noranda. Le journaliste rapportait les propos d’une source confidentielle qui en rapportait deux. Or le Conseil n’était pas en mesure de déterminer si les propos de l’employée qui témoignait sous le couvert de l’anonymat étaient inexacts. Devant des versions contradictoires, le grief d’information inexacte a été rejeté, le Conseil n’ayant pas les preuves nécessaires pour conclure à l’inexactitude alléguée.

De la même façon, dans le cas présent, en l’absence de preuves précises, on ne peut pas considérer l’information présentée comme inexacte. 

1.2 Étude israélienne

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte au sujet de l’étude israélienne dans le passage suivant : 

« Quant à la baisse de couverture évoquée autour de 39 % à 42 %, elle fait référence au cas israélien au moment de l’arrivée du variant Delta, cité dans le texte publié par le Globe and Mail auquel la chroniqueuse se réfère tout au long de sa chronique.

Des nuances s’imposaient également au sujet de l’étude israélienne à laquelle l’article fait référence, car elle n’a toujours pas été révisée par des pairs. »

Décision

Le Conseil rejette le grief d’information inexacte sur ce point.

Analyse

Geneviève Rail considère que « Mme Chouinard nous amène des informations inexactes sur la variation de l’efficacité des vaccins ». Elle affirme : « Certes, l’étude israélienne n’avait pas à ce moment été révisée par des pairs, mais la faute revenait plus à l’auteur de l’article du Globe and Mail qu’à Mme Pelletier, qui ne fait que le rapporter. Pour ce qui est de Mme Chouinard, elle écrit le rectificatif de façon à remettre en question l’étude israélienne et sa conclusion au sujet de la perte d’efficacité des vaccins. Pourtant, au moment d’écrire le rectificatif, personne (pas même elle) ne remettait en question l’affirmation de Mme Pelletier au sujet d’Omicron dont l’efficacité réduite a “sérieusement écorché la réputation des vaccins à ARN messager”. » La plaignante présente un certain nombre d’études sur l’efficacité des vaccins.

Les arguments présentés par la plaignante n’indiquent pas clairement ce qui est inexact dans le passage visé et ne précisent pas quelle serait l’information exacte. 

Tout comme dans le cas du grief concernant l’effritement de l’efficacité des vaccins étudié précédemment, en l’absence de preuve démontrant que l’information est inexacte, le grief est rejeté. 

1.3 Pourcentage de 95 %

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte quant à l’objet du 95 % mentionné dans l’extrait suivant : 

« Il aurait aussi fallu préciser que l’efficacité des vaccins après deux doses était au départ de 95 % pour protéger contre les formes graves de la COVID-19, c’est-à-dire les formes qui nécessitent une hospitalisation et mènent au décès. »

Décision

Le Conseil retient le grief d’information inexacte sur ce point.

Analyse

Geneviève Rail considère que « Madame Chouinard nous amène des informations inexactes sur l’efficacité des vaccins pour protéger contre les formes graves de la COVID-19. En effet, lorsque Mme Pelletier nous dit, dans sa chronique originale, que “L’efficacité des vaccins Pfizer et Moderna – qui au départ faisait rêver, autour de 95 %”, elle rapporte ce que tous ont pu retenir des conférences de presse faites par ces compagnies “au départ”. Or, au tout début et avec la publication du NEJM [The New England Journal of Medicine], on ne parlait que d’efficacité (par ex., pour Pfizer, 8 des 18 198 participants vaccinés ayant contracté la COVID-19 pour 162 des 18 325 chez les participants faisant partie du groupe placebo – ce qui fait une efficacité de 95 %). »

Voici le passage de la mise au point dans son contexte :

« Par ailleurs, affirmer que Pfizer n’a jamais publié ses essais cliniques est faux, ils sont disponibles et ont été publiés dans le New England Journal of Medicine (bit.ly/3GeJHrq).

La compagnie pharmaceutique a toutefois demandé à protéger la composition du vaccin en vertu des droits de propriété intellectuelle.

Il aurait aussi fallu préciser que l’efficacité des vaccins après deux doses était au départ de 95 % pour protéger contre les formes graves de la COVID-19, c’est-à-dire les formes qui nécessitent une hospitalisation et mènent au décès. »

Cette mise au point fait état de l’efficacité du vaccin contre les formes sévères de la maladie et les hospitalisations, or les résultats de l’essai clinique publié dans The New England Journal of Medicine faisaient état d’un taux d’efficacité du vaccin de 95 % pour prévenir la COVID-19 de façon générale. Le taux de 95 % d’efficacité ne s’appliquait pas uniquement à l’efficacité contre les formes sévères et les hospitalisations. L’étude conclut : « Un programme à deux doses de BNT162b2 a conféré une protection de 95 % contre le COVID-19 chez les personnes de 16 ans ou plus. » (« A two-dose regimen of BNT162b2 conferred 95% protection against Covid-19 in persons 16 years of age or older. » Traduction du Conseil) 

La même donnée est d’ailleurs rapportée sur la page du site Internet du gouvernement du Canada portant sur l’efficacité du vaccin produit par Pfizer-BioNTech. On indique : « Les essais cliniques ont montré qu’à partir d’une semaine après la deuxième dose, le vaccin Comirnaty MD de Pfizer-BioNTech contre la COVID-19 était efficace à environ : 95 % pour protéger les participants à l’essai de 16 ans et plus ».

L’information présentée dans la mise au point du Devoir n’étant pas fidèle à la réalité, le grief est retenu.

Savoir à quoi exactement s’appliquait le taux d’efficacité de 95 % des vaccins peut paraître anodin, mais dans le contexte de l’époque où les tensions sociales au sujet de la COVID-19 étaient vives, que la vaccination ne faisait pas l’unanimité, notamment la pertinence de la troisième dose pour les personnes ayant eu le virus et que les mesures sanitaires étaient contestées, on ne peut considérer cette erreur au sujet du taux d’efficacité du vaccin comme mineure. 

1.4 « Figure américaine controversée »

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte en qualifiant le Dr Martin Kulldorff de « figure américaine controversée » dans le passage suivant : 

« Malheureusement pour la croisade du Dr Carmant, ce qui semblait couler de source il y a deux ans est passablement plus complexe aujourd’hui. La méfiance non seulement envers les gouvernements, mais envers les vaccins eux-mêmes est à son zénith. “Tout le travail que nous avons fait au cours des dernières décennies pour inspirer confiance dans les vaccins est en train de disparaître à force d’imposer des obligations vaccinales qui, souvent, n’ont aucun sens d’un point de vue scientifique ou de la santé publique”, estime le Dr Martin Kulldorff, une figure américaine controversée, faut le dire, mais dont le message est au cœur d’un texte d’opinion important du Dr Norman Doidge, paru dans le Globe and Mail. »

Décision

Le Conseil rejette le grief d’information inexacte sur ce point.

Analyse

Geneviève Rail considère qu’il est inexact de qualifier le Dr Martin Kulldorf de « figure américaine controversée ». Elle fait valoir que « le Dr Kulldorff a passé 30 années à faire de la recherche et est une sommité dans le domaine des maladies infectieuses et de l’efficacité des vaccins. Il n’a absolument rien à envier au Dr Arruda ou au Dr Weiss, desquels sont provenues toutes sortes d’informations plus ou moins rigoureuses, démontrées ou appuyées par des références sérieuses dans les pages du Devoir. En contraste, le Dr Kulldorff est reconnu internationalement pour ses méthodes épidémiologiques pour la détection et le monitoring des maladies infectieuses. Il enseigne toujours à la Harvard Medical School (même s’il a pris un congé cette année), il est membre du Drug Safety and Risk Management Advisory Committee de la FDA et a été longtemps consultant pour le CDC [Centers for Disease Control and Prevention], toutes des organisations qui ne sont pas controversées en ce qui a trait aux médias “mainstream”. Aujourd’hui, les États-Unis et plusieurs autres pays utilisent les méthodes de détection du Dr Kulldorff pour monitorer la COVID-19. »

En faisant quelques recherches sur le Dr Kulldorf, on découvre qu’il est l’un des trois initiateurs de la Déclaration de Great Barrington. Les signataires de cette lettre publiée en octobre 2020 proposent que le confinement soit limité aux personnes plus vulnérables aux effets de la COVID-19 et que le reste de la population reprenne sa vie normale. Un article du quotidien britannique The Guardian a qualifié cette initiative de « proposition controversée » (controversial proposal). Dans un autre article, The Guardian rapporte que le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé a affirmé que l’immunité collective, telle que préconisée par les signataires de la Déclaration de Great Barrington, n’est pas éthique.

En mars 2021, des articles parus dans les médias américains font état de la participation du Dr Kulldorf à une discussion publique avec le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, au sujet des passeports vaccinaux et du port du masque dans les endroits publics. Dans l’article « Coronavirus: DeSantis lays groundwork to overturn local mask mandates, chides ‘lockdown’ states » (« Coronavirus : DeSantis jette les bases pour annuler les mandats de masque locaux, réprimande les états en confinement »), publié le 18 mars 2021 dans le Palm Beach Post, la journaliste indique que le gouverneur s’est entouré de médecins qui ont rompu les rangs avec les experts de santé publique. Elle ajoute : « Au cours de la discussion d’une heure, son groupe d’experts triés sur le volet a loué son approche de laisser-faire face à la pandémie. Ils ont contredit et critiqué les recommandations des Centres fédéraux de contrôle et de prévention des maladies. » (« During the hour-long discussion, his hand-picked group of experts lauded his laissez-faire approach to the pandemic. They contradicted and criticized recommendations by the federal Centers for Disease of Control and Prevention. »)

Le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) définit le terme « controverse » comme une « discussion argumentée, contestation sur une opinion, un problème, un phénomène ou un fait ». Au vu de cette définition et de l’association du Dr Kulddorf à des discours qui allaient à l’encontre des recommandations de la santé publique durant la pandémie de COVID-19, il n’est pas inexact d’affirmer qu’il est « une figure américaine controversée ». 

1.5 Essais cliniques de Pfizer

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont transmis de l’information inexacte au sujet de la publication des essais cliniques dans le passage suivant : 

« Affirmer que Pfizer n’a jamais publié ses essais cliniques est faux, ils sont disponibles et ont été publiés dans le New England Journal of Medicine. »

Décision

Le Conseil rejette le grief d’information inexacte sur ce point. 

Analyse

Geneviève Rail déplore de l’information inexacte dans le passage ci-dessus de la mise au point. Selon elle, « Pfizer n’a pas publié “ses essais cliniques”, mais plutôt un résumé de cinq pages des essais cliniques faits par ses équipes un peu partout sur la planète ».

Le directeur du Devoir fait valoir que « Pfizer a publié les résultats des essais cliniques dans une des revues scientifiques les plus prestigieuses au monde, le New England Journal of Medicine. La pharmaceutique n’a pas dévoilé la composition du vaccin pour des raisons de propriété intellectuelle évidentes. »

Le 10 décembre 2020, le New England Journal of Medicine a publié l’article « Innocuité et efficacité du vaccin BNT162b2 ARNm Covid-19 » (« Safety and Efficacy of the BNT162b2 mRNA Covid-19 Vaccine ») qui présente les résultats de l’essai clinique du vaccin contre la COVID-19 développé par Pfizer-BioNTech. 

Bien que la plaignante considère que les résultats présentés dans cet article ne sont pas suffisamment exhaustifs, la mise au point du Devoir est fidèle à la réalité lorsqu’elle indique : « Affirmer que Pfizer n’a jamais publié ses essais cliniques est faux, ils sont disponibles et ont été publiés dans le New England Journal of Medicine » puisque les résultats des essais ont bel et bien été publiés le 10 décembre 2020.

Grief 2 : utilisation inappropriée d’une signature

Principe déontologique applicable

Signature des reportages : « Les médias d’information reconnaissent que les journalistes sont libres de signer les textes qu’ils produisent et ne sauraient donc être contraints de signer un de leurs reportages qu’on aurait modifié substantiellement. » (article 7 du Guide)

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont contraint la chroniqueuse à signer sa chronique  après des modifications substantielles. 

Décision

Le Conseil rejette le grief d’utilisation inappropriée d’une signature.  

Analyse 

Danielle Boutet déplore que « la rédactrice en chef du Devoir, Marie-Andrée Chouinard, a[it] substantiellement altéré (ou fait altérer) le texte original (publié le 26 janvier 2022) de Francine Pelletier, substituant ses formulations à celles de la journaliste en une demi-douzaine d’endroits. En omettant d’indiquer quels passages avaient été réécrits, Mme Chouinard a usurpé la signature de la journaliste pour lui attribuer des propos qui n’étaient pas les siens à l’origine. » Selon elle, « le fait que Mme Pelletier ait quitté Le Devoir dans les quelques jours qui ont suivi cette “mise au point” (plutôt désaveu) nous indique d’ailleurs qu’elle n’était pas en accord avec ces corrections et ce rectificatif et qu’elle a fait l’objet de pressions tellement intenses qu’elles ont entraîné son départ, voire son congédiement. Si cela n’est pas de l’abus de pouvoir, je ne sais pas ce que c’est. »

Une autre plaignante, Geneviève Rail, estime que certains ajouts à la chronique défont « de façon non logique l’argumentaire principal de la chronique de madame Pelletier. Selon elle, « on ne peut que conclure que Mme Chouinard a contraint Mme Pelletier à signer une chronique qui a été tellement modifiée qu’elle a laissé filtrer un message contraire au message original ».

Le directeur du Devoir considère que « les plaignantes assimilent erronément la mise au point de Mme Chouinard à un texte d’opinion dans lequel elle substituerait son point de vue à celui de Francine Pelletier […] Le texte de Mme Chouinard n’était ni un éditorial ni une chronique. Il s’agissait d’une mise au point et rectificatif rendus nécessaires en raison des propos initiaux tenus par Francine Pelletier. »

Il fait valoir que « les propos de Mme Pelletier n’ont pas été “remplacés” par ceux de Mme Chouinard. La préparation de la mise au point et rectificatif a fait l’objet d’échanges, par écrit et verbalement, entre la chroniqueuse et la rédactrice en chef. Mme Pelletier a ainsi participé, sciemment et volontairement, à l’élaboration des correctifs recherchés. La chronique modifiée, accompagnée de la mise au point de Mme Chouinard, portait toujours la signature et la photographie de Francine Pelletier, preuves de son accord tacite à la démarche. »

Il ajoute : « La mise au point porte par ailleurs la signature de Mme Chouinard. Elle est rédigée dans une police de caractères différente (en italique). La mise au point et la chronique sont séparées d’un trait fin qui fait office de ligne de démarcation entre les deux contenus. Il ne saurait subsister aucun doute dans l’esprit du lecteur sur ce qui relève de Mme Chouinard ou de Mme Pelletier dans cet exercice. »

Le principe sur la signature des reportages prévu dans le Guide de déontologie établit que les journalistes ne sont pas contraints à signer un article s’ils estiment que des modifications substantielles ont été apportées. 

La version modifiée de la chronique comporte effectivement la photo et la signature de Mme Pelletier. Le Devoir affirme que les modifications ont été effectuées en accord avec la chroniqueuse. Les plaignantes n’apportent pas la preuve que ces modifications ont été faites sans le consentement de Mme Pelletier ou que celle-ci a été « contrainte » de signer la chronique modifiée.

Dans la décision D2017-06-086, le Conseil a rappelé, dans un commentaire éthique que « les médias ont l’obligation de veiller, dans la mesure du possible, à informer les journalistes de modifications substantielles apportées à leur texte, afin de leur permettre de faire valoir leur droit à signer ou non un texte qui aurait été modifié ». Contrairement à ce cas, où la journaliste avait indiqué que la citation visée par la plainte avait été ajoutée à son insu, alors qu’elle n’avait jamais parlé à la personne citée, dans le cas présent, rien n’indique que Mme Pelletier n’a pas été consultée concernant les modifications apportées à sa chronique. 

En l’absence de preuve démontrant que Le Devoir a utilisé la signature de la chroniqueuse sans son accord après des modifications substantielles, le grief est rejeté.

Grief 3 : information incomplète

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 e) du Guide)

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis de l’information essentielle à la compréhension au sujet des passages réécrits et de la date de publication de la mise au point.

Décision

Le Conseil rejette le grief d’information incomplète.

Analyse

Danielle Boutet déplore que la rédactrice en chef du Devoir, Marie-Andrée Chouinard, ait omis « d’indiquer quels passages avaient été réécrits » et souligne que « le rectificatif inséré par Mme Chouinard n’est pas daté. Le lecteur n’est donc pas au courant que l’article qu’il lit n’est pas l’article original – hormis cette petite phrase très ambiguë tirée du long rectificatif : “La chroniqueuse a apporté depuis une précision dans son texte pour soutenir que tel n’est pas le cas.” Ces modifications ultérieures du texte de Francine Pelletier ne sont pas visibles au lecteur. Si Mme Pelletier “a apporté depuis une précision dans son texte”, on ne sait pas où et on s’imagine qu’il n’y en a qu’une. Alors qu’il y en a une bonne demi-douzaine et qu’elles sont de la plume de Mme Chouinard, alors qu’elle laisse entendre le contraire. »

Le directeur du Devoir indique au Conseil que « bien que la forme ne plaise pas aux plaignantes, les éléments qu’elles recherchent sont présents dans la mise au point, rectificatif et chronique modifiée. » Il ajoute qu’« en matière de rédaction et de publication des mises au point et rectificatifs, les règles de pratique sont à l’effet de corriger les erreurs, et non de fournir une matrice comparative du texte original et du texte modifié. Dès lors qu’un média publie une mise au point ou un rectificatif, il est implicite que des passages originaux du texte en litige ont fait l’objet de modifications. Il n’existe aucune obligation déontologique “d’indiquer quels passages avaient été réécrits”, comme le prétendent les plaignantes. »

La version corrigée de la chronique est précédée d’une mise au point en italique qui établit clairement et en détail ce qui a été corrigé. Les informations souhaitées par la plaignante dans la mise au point et la version modifiée de la chronique n’étaient pas essentielles à la compréhension du correctif. 

La déontologie journalistique, plus précisément l’article 27.1 du Guide qui porte sur la correction des erreurs, exige que « les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement », mais il n’impose pas la forme que doit prendre cette correction. La liberté éditoriale permet aux médias de choisir la façon dont ils veulent présenter un correctif. 

Grief 4 : influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales

Principe déontologique applicable

Influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales : « Les médias d’information ne laissent, en aucun cas, leurs intérêts commerciaux, politiques, idéologiques ou autres primer sur l’intérêt légitime du public à une information de qualité, ni ne restreignent l’indépendance professionnelle des journalistes. » (article 6.2 du Guide)

Le Conseil doit déterminer si la mise au point signée par la rédactrice en chef témoigne de l’influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales ou d’une tentative de restreindre l’indépendance professionnelle de la chroniqueuse.

Décision

Le Conseil rejette le grief d’influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales.

Analyse

Selon Anne Taillefer, « Mme Chouinard a, par le passé, clairement exprimé son idéologie provaccination dans ses éditoriaux. Un exemple de plus est présent ici où, à plusieurs reprises dans cette “mise au point” de la rédactrice en chef, les opinions de la journaliste Francine Pelletier sont “remplacées” dans le texte original par celles de la rédactrice en chef. Pourtant, Mme Pelletier est une journaliste d’opinion et c’est à ce titre qu’elle est respectée dans les milieux journalistiques du Québec et du Canada depuis de nombreuses années. »

Mme Taillefer estime que le passage suivant « est une opinion de Chouinard » et « montre un manque particulier d’indépendance et d’intégrité, notamment “l’influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales” » : « Certaines omissions et le recours à des sources d’inspiration controversées ont laissé filtrer de ce texte que la vaccination n’était pas une mesure centrale dans l’arsenal des outils permettant de contrer la COVID-19 ».

Danielle Boutet considère que « dans cette “mise au point” de la rédactrice en chef, Marie-Andrée Chouinard, la teneur de la chronique de Francine Pelletier a été remise en question en vertu d’une autre vue des choses, celle de la rédactrice en chef, qui est présentée comme prévalente et comme ayant valeur de vérité. Le rectificatif inséré par Mme Chouinard va dans le même sens que la très grande majorité des textes publiés dans Le Devoir sur le sujet de la pandémie. Tout au long de la pandémie, il s’est dégagé du Devoir une ligne directrice, concordante avec les positions officielles de la Santé publique et du gouvernement, ainsi qu’avec les intérêts financiers des compagnies pharmaceutiques, au point où l’on peut se questionner sur son indépendance en tant que média d’information. On n’a pas clairement exposé que de telles “préoccupations politiques, idéologiques et commerciales” non dites, était en arrière-plan », fait valoir Danielle Boutet dans sa plainte.

Le directeur du Devoir considère que « rien dans cette mise au point et rectificatif ne permet de conclure que Le Devoir a succombé à des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales. » Selon lui, ces « allégations ne sont supportées par aucune démonstration factuelle, sinon qu’un tissu de suppositions et de relations de causalité bancales. »

Il explique : « Au cours de la pandémie de COVID-19, Le Devoir a publié une quantité importante de contenus factuels et d’opinion sur le sujet. La ligne éditoriale du Devoir, incarnée par son directeur et suivie par les autres éditorialistes de l’équipe, dont fait partie Mme Chouinard, était d’encourager la responsabilité citoyenne et le respect des consignes sanitaires, incluant la vaccination lorsque les conditions le permettaient. Le Devoir a toujours maintenu une nette et claire séparation entre les contenus factuels et les contenus d’opinion. La ligne éditoriale n’engage que Le Devoir comme média d’information et son équipe d’éditorialistes. Elle n’influence pas la production des contenus d’information (factuels ou d’opinion), pas plus qu’elle n’oblige les journalistes, les chroniqueurs réguliers ou invités à “suivre le pas”, pour employer une expression familière », explique le directeur du quotidien. Il assure qu’« en aucun cas Le Devoir n’a laissé des intérêts politiques, idéologiques ou commerciaux primer sur l’intérêt du public à une information de qualité, pas plus qu’il n’a entravé la liberté ou l’indépendance professionnelle des journalistes. Il est cependant de sa responsabilité de s’assurer que la couverture rédactionnelle (factuelle et d’opinion) soit basée sur des faits, et non des approximations, des suppositions ou de vagues théories. »

À la lecture de la mise au point et de la version modifiée de la chronique, il apparaît que les modifications concernent des faits et non l’opinion défendue par la chroniqueuse. 

De plus, les plaignantes n’apportent pas la preuve qu’une tentative de restreindre l’indépendance professionnelle de la chroniqueuse a influencé la rédaction de la mise au point. 

La décision antérieure du Conseil D2018-10-103 explique la différence entre une hypothèse avancée par un plaignant et une preuve. Le Conseil a rejeté un grief d’influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales en faisant valoir que le plaignant « formule ici une hypothèse au sujet d’une influence potentielle de l’annonceur, et, dans les circonstances [le Conseil] ne peut conclure à un manque d’indépendance de la part du président et éditeur du Droit ». Dans sa décision, le Conseil indique qu’il « ne constate aucune preuve que des intérêts commerciaux auraient dicté l’opinion présentée dans cet éditorial. Le plaignant n’a pas su démontrer, par ailleurs, que les contrats publicitaires de l’entreprise Brigil auraient restreint l’indépendance professionnelle des journalistes du Droit. »

De la même manière, dans le présent cas, aucune preuve ne permet de conclure que Le Devoir aurait laissé des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales primer sur l’intérêt légitime du public à une information de qualité.

Conclusion

Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Danielle Boutet, Anne Taillefer et Geneviève Rail visant la mise au point signée par la rédactrice en chef Marie-Andrée Chouinard à la chronique « La pandémie revue et corrigée » publiée le 26 janvier 2022 concernant l’un des sous-griefs d’information inexacte et blâme la rédactrice en chef et Le Devoir.

Cependant, le Conseil rejette les autres sous-griefs d’informations inexactes ainsi que les griefs d’utilisation inappropriée d’une signature, d’information incomplète et d’influence des préoccupations politiques, idéologiques et commerciales.

Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)

La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :

Représentants du public

Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes

Charles-Éric Lavery

Représentantes des journalistes

Camille Lopez

Paule Vermot-Desroches

Représentants des entreprises de presse

Jeanne Dompierre

Stéphan Frappier