D2022-11-220 / D2023-01-004

Plaignantes

Améli Pineda, journaliste au Devoir

Suzanne Cholette

Mis en cause

Isabelle Hachey, journaliste

Marie-Ève Tremblay, journaliste

Le quotidien La Presse

La station radiophonique 98,5 FM

Cogeco Média

Dates de dépôt des plaintes

Les 24 et 30 novembre 2022 et 

le 10 janvier 2023

Date de la décision

Le 24 novembre 2023

Résumé de la plainte

Améli Pineda, journaliste au quotidien Le Devoir, et Suzanne Cholette déposent chacune une plainte les 24 et 30 novembre 2022 au sujet de l’article « L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard – Des cicatrices et des regrets », des journalistes Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay, publié dans La Presse le 16 novembre 2022. Mme Pineda dépose également une plainte le 10 janvier 2023 au sujet du balado « L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard », des journalistes Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay, mis en ligne le 16 novembre 2022 sur le site Internet de la station radiophonique 98,5 FM. Les plaignantes déplorent des informations incomplètes, un manque d’équilibre, de l’information inexacte, un conflit d’intérêts et de la partialité.

Contexte

Les plaintes visent une enquête conjointe des journalistes Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay publiée dans un article de La Presse et un balado en quatre épisodes sur le site Internet du 98,5 FM.

L’article et le balado présentent les témoignages de certaines des femmes qui ont dénoncé les agissements de l’humoriste Julien Lacroix dans une enquête du Devoir de 2020 intitulée « Julien Lacroix visé par des allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles ». Menée par la journaliste Améli Pineda (l’une des plaignantes dans le présent dossier), cette enquête rapportait les témoignages de neuf femmes, dont certaines parlaient sous le couvert de l’anonymat. Elles décrivaient les agressions et les inconduites sexuelles dont elles auraient été victimes de la part de l’humoriste et comédien Julien Lacroix. L’une de ces femmes était Geneviève Morin, l’ex-conjointe de Julien Lacroix.

Un mois avant l’enquête conjointe d’Isabelle Hachey et de Marie-Ève Tremblay, Geneviève Morin publie un message sur Instagram dans lequel elle exprime son malaise par rapport aux conséquences de sa dénonciation dans Le Devoir en 2020. Mme Morin mentionne également avoir revu Julien Lacroix depuis pour s’expliquer avec lui.

Dans l’article et le balado visés par les plaintes, Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay rapportent que « des femmes regrettent de l’[Julien Lacroix] avoir dénoncé […] Avec le recul, ces femmes reviennent sur les dénonciations publiques et leurs dommages collatéraux. » Les deux journalistes exposent la façon dont certaines femmes ont encouragé des victimes à dénoncer les actes de Julien Lacroix dans l’enquête du Devoir en 2020. De plus, l’humoriste et sa nouvelle conjointe, Maude Sabbagh, décrivent les conséquences des dénonciations sur sa vie et sa carrière.

Griefs des plaignantes

Grief 1 : informations incomplètes

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. » (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

1.1 Demande d’entrevue au Devoir

Le Conseil doit déterminer si Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet lorsqu’elles affirment dans l’article et dans le balado :

« Nous avons sollicité une entrevue auprès du journal Le Devoir afin d’obtenir son point de vue sur cette affaire. Le quotidien a accepté notre demande, à condition d’obtenir nos questions à l’avance. Nous avons refusé cette condition. »

Décision

Le Conseil de presse du Québec retient le grief d’informations incomplètes sur ce point.

Analyse

Améli Pineda considère que « des éléments de contexte importants ont été omis concernant l’absence de contrepartie du Devoir », ce qui priverait « les lecteurs d’explications cruciales ». Elle précise : « Afin d’assurer la bonne compréhension du public des enjeux liés à leur démarche inédite, il était nécessaire qu’Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay expliquent de façon claire et exhaustive que l’absence de contrepartie du Devoir était due à une volonté de respecter les règles déontologiques encadrant notre profession dans un dossier impliquant des sources confidentielles. »

La plaignante, qui met en preuve un échange de courriels entre les journalistes et la rédactrice en chef du Devoir, Marie-Andrée Chouinard, considère qu’« il aurait fallu lire que Le Devoir a cherché à connaître le sujet de l’entrevue, les faits allégués à son endroit et a donc demandé les questions pour protéger ses sources et sa méthode d’enquête ».

Le représentant de La Presse, Patrick Bourbeau, affirme que « les reportages ne dénaturent aucunement la position adoptée par Le Devoir et représentent la stricte vérité. Contrairement à ce que prétend Mme Pineda, la notion de complétude n’équivaut pas à une obligation d’exhaustivité. »

Le représentant du 98,5 FM, Pierre Martineau, fait valoir que « les raisons sous-jacentes au refus du Devoir d’accorder une entrevue à Marie-Ève Tremblay ne constituaient pas des éléments essentiels à la bonne compréhension du sujet du balado ».

Comme le mentionne le Guide, le principe de complétude se définit en fonction du sujet traité. Dans le cas présent, le sujet de l’enquête conjointe de La Presse et du 98,5 FM est de donner la parole à des femmes qui avaient témoigné contre Julien Lacroix deux ans plus tôt dans l’enquête du Devoir. Le sujet est exposé dans le titre du balado (« L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard »), le surtitre de l’article (« L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard ») et dans le texte de l’article, dans lequel on peut lire : « Mais, alors que l’on vient de célébrer les cinq ans de #moiaussi, il nous paraît crucial de poser un regard critique sur ce phénomène planétaire. Crucial d’en exposer les limites, tout comme les risques de dérapage. D’où cette plongée en profondeur dans une enquête qui a marqué le Québec. » Dans le premier épisode du balado, Isabelle Hachey introduit le sujet de cette façon : « On a voulu plonger dans une enquête journalistique qui a marqué le Québec, il y a deux ans. »

Dans le contexte de cette « plongée en profondeur » dans l’enquête du Devoir qui a « marqué le Québec », comme le rappellent Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay, le rôle du Devoir était central. Les deux journalistes ont donc tenté d’obtenir une réaction du quotidien pour leur enquête.

Or, Le Devoir, après plusieurs échanges avec les journalistes, a refusé d’accorder une entrevue. Pourquoi? La réponse se trouve dans les échanges qu’ont eus les journalistes avec la rédactrice en chef du Devoir.

Dans ces courriels mis en preuve par la plaignante Améli Pineda, on peut d’abord lire que la rédactrice en chef du Devoir soulève des questions liées à la confidentialité de certains témoignages.

Le 8 novembre 2022, la rédactrice en chef écrit à Isabelle Hachey :

« Comme le reportage de La Presse porte notamment sur une enquête menée par Le Devoir, nous estimons que c’est Le Devoir qui est l’interlocuteur approprié pour répondre. Je t’invite donc, Isabelle, à m’envoyer tes questions. Il y a des aspects confidentiels dans une enquête journalistique, comme tu l’as toi-même relevé dans ta demande; nous allons donc prendre le temps de nous assurer de pouvoir répondre à tes questions en tout respect de nos obligations déontologiques. »

La rédactrice en chef du Devoir a ensuite cherché à comprendre les allégations auxquelles le quotidien faisait face. Le 11 novembre 2022, elle écrit à Isabelle Hachey :

« Si Marie-Ève Tremblay ou toi deviez mettre en cause l’intégrité d’une de nos enquêtes, vous êtes tenues, comme le veulent les normes et pratiques journalistiques, de nous faire part de la teneur des faits reprochés, de manière précise et exhaustive, en plus de nous donner un délai raisonnable pour répondre.

Je le réitère : nous sommes prêts à répondre à tes questions et à collaborer, mais il revient au Devoir et non à Améli Pineda de répondre à ce stade-ci de ta démarche.

Par ailleurs, je me permets d’ajouter ceci : l’insistance sur une entrevue avec Améli, dans un contexte où Améli et Marie-Ève ont malheureusement eu un échange confrontant le 4 octobre dernier portant précisément sur la publication de Geneviève Morin, nous inquiète. L’impartialité de votre démarche journalistique est essentielle, tant en apparence qu’en réalité. Cela vient donc confirmer que la démarche que nous te proposons est la plus appropriée et la seule et unique voie possible pour nous. »

Elle mentionne également :

« Je ne te surprendrai pas en ajoutant que Le Devoir, comme La Presse, vise à respecter les plus hauts standards éthiques de la profession ce, tant au stade de l’enquête et du reportage que par la suite, ce qui nous commande de respecter la confidentialité de la démarche journalistique. Cela est la pierre angulaire de la réputation des médias qui font de l’enquête, chez vous, comme chez nous. »

Le 14 novembre 2022, dans son ultime courriel, la rédactrice en chef écrit à Isabelle Hachey :

« Pour l’instant, les seules informations dont nous disposons sont les suivantes : la publication Instagram du 4 octobre de Mme Morin ne vise pas Le Devoir ou l’enquête journalistique d’Améli Pineda, tel qu’elle l’a confirmé à plus d’une reprise. Et Mme Morin a réitéré sa confiance envers Améli.

Sur la base de ces éléments, nous ne voyons donc pas la pertinence d’une réaction officielle à la publication Instagram du 4 octobre qui ne vise pas Le Devoir, ni d’une entrevue. Si toutefois vous disposez d’autres informations pertinentes, nous vous invitons une fois de plus à nous en faire part. Nous réévaluerons alors votre demande pour réaction ou entrevue à la lumière de ces nouvelles informations. »

Compte tenu du rôle central que jouait Le Devoir dans le sujet de l’enquête, les raisons du refus du quotidien d’accorder une entrevue aux mis en cause étaient une information essentielle à la compréhension du sujet. Les journalistes savaient que leur refus de fournir les questions à l’avance à la direction du Devoir n’était pas la seule raison invoquée par le média pour décliner la demande d’entrevue. Affirmer simplement que « le quotidien a accepté notre demande, à condition d’obtenir nos questions à l’avance » faisait abstraction de plusieurs raisons importantes du refus et empêchait le public de bien comprendre ce refus.

Dans sa réponse à la plainte, le représentant du 98,5 FM pointe la décision D2021-06-102, dans laquelle le Conseil a rejeté le grief d’information incomplète qui visait le passage suivant de l’article mis en cause : « Le Journal de Chambly a tenté de parler avec Guy Rochette. Celui-ci a préféré ne pas accorder d’entrevue. » Alors que le plaignant déplore que le média n’ait pas fait état des raisons pour lesquelles M. Rochette avait refusé d’accorder une entrevue, le Conseil a jugé que cette information « ne constituait pas “des éléments essentiels” à la bonne compréhension du sujet du reportage », peut-on lire dans sa décision. Le Conseil précise : « Même si M. Rochette avait exprimé au journaliste les raisons pour lesquelles il n’était pas autorisé à lui parler, celui-ci n’aurait pas été tenu d’en faire mention, car cela ne changeait pas le sens du sujet. Peu importe les motifs de M. Rochette pour ne pas accorder d’entrevue, dire qu’il “a préféré ne pas accorder d’entrevue” était suffisant pour la compréhension du reportage. » La décision ajoute que M. Rochette n’a pas mentionné les raisons de son refus dans ses courriels au journaliste. Le Conseil a conclu que « dans cette optique, on ne saurait reprocher au journaliste de ne pas avoir cité des motifs qui ne lui ont pas été présentés ».

Contrairement à cette décision antérieure, dans le cas présent, la rédactrice en chef du Devoir avait bien exposé les raisons de son refus, en particulier la protection des éléments confidentiels de l’enquête du Devoir et le besoin de connaître les faits qui leur étaient reprochés. Ces raisons constituaient des informations essentielles pour permettre aux lecteurs et aux auditeurs de comprendre le refus du Devoir d’accorder une entrevue dans le cadre d’un article et d’un balado qui « plongent en profondeur » dans son enquête.

1.2 Sans emploi

Le Conseil doit déterminer si les journalistes ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet dans l’article de La Presse concernant le rôle d’actionnaire et de secrétaire de Julien Lacroix dans l’entreprise Espace Costume.

Décision

Le Conseil rejette le grief d’informations incomplètes sur ce point.

Analyse

Améli Pineda déplore qu’« aucun élément dans le texte [de La Presse] ne corrobore » les dires de Julien Lacroix qui soutient être sans emploi et avoir de la difficulté à être embauché. Elle indique qu’« une recherche rapide au Registre des entreprises montre pourtant qu’il est actionnaire et secrétaire de l’entreprise Espace Costume. Dans La Presse, Julien Lacroix n’est pas questionné sur ses actifs, ce qui laisse croire qu’il est privé de revenus et sans travail depuis la parution de l’enquête du Devoir. »

Le représentant de La Presse fait valoir que « le propos du reportage était que M. Lacroix considérait qu’il n’était plus employable depuis la parution du texte du Devoir et ce, particulièrement dans le domaine de l’humour dans lequel il avait fait carrière i.e. qu’il se présentait en victime de la culture de l’annulation. À cet effet, le reportage relate qu’il a tenté un retour sur scène en juillet 2022, mais qu’il n’est finalement jamais monté sur les planches, puisque sa conjointe et son bébé ont reçu des menaces de mort. »

Il ajoute que « le reportage fait également état du témoignage de M. Lacroix selon lequel il n’arrive plus à se trouver un emploi, non seulement en tant qu’humoriste, mais dans l’espace public. Il y est très clair pour le lecteur qu’il s’agit de sa perception de la situation, suite, entre autres, à des rencontres avec un orienteur. Le fait que Julien Lacroix soit actionnaire et dirigeant d’une entreprise familiale ne change rien au contenu de son témoignage sur son degré d’employabilité. D’ailleurs, le reportage n’affirme d’aucune façon que M. Lacroix est privé de revenus. »

Dans ses observations à la réplique de La Presse, la plaignante estime que « les journalistes sont tenus de présenter aux lecteurs des faits corroborés, et non des “perceptions” ou des impressions de divers intervenants sans en valider la véracité. L’impression générale qui émane de l’article de La Presse demeure que M. Lacroix n’avait plus aucune source de revenu ni d’emploi. La Presse omet de préciser le rôle de M. Lacroix dans Espace Costume, à la fois dirigeant et actionnaire de la compagnie, une information qui aurait permis au lecteur une meilleure mise en contexte et compréhension des faits alors que ce dernier affirme ne pas travailler. »

L’entreprise Espace Costume, qui appartient à l’oncle de Julien Lacroix, loue des costumes pour des particuliers et des professionnels du cinéma. Selon les informations disponibles sur le site du Registraire des entreprises, Julien Lacroix est actionnaire et secrétaire de cette entreprise fondée par sa grand-mère.

L’enquête conjointe d’Isabelle Hachey et de Marie-Ève Tremblay ne fait pas mention de cette entreprise. L’information au sujet du rôle de Julien Lacroix au sein d’Espace Costume n’était pas essentielle à la compréhension du sujet de cette portion de l’article, qui rapportait l’incapacité de Julien Lacroix à se renouveler professionnellement, comme en témoigne le passage suivant du chapitre 4 de l’article intitulé « “Je suis marqué au fer rouge” » : 

« En juillet 2022, Julien Lacroix a tenté un retour sur scène pour marquer ses deux ans de sobriété. Incapable de louer une salle de spectacle, il a converti un entrepôt. Il comptait jouer devant un modeste auditoire de 25 personnes.

Il n’est jamais monté sur les planches : sa blonde et leur bébé ont reçu des menaces de mort; des militantes ont prévenu qu’elles iraient semer le chaos sur place. L’humoriste a tout annulé.

“C’était un peu ma dernière chance. Je suis marqué au fer rouge. Je vais me faire traiter de violeur pour le reste de ma vie.” – Julien Lacroix

Il se dit coincé dans un cul-de-sac. “J’ai vu un orienteur pour connaître mes avenues. C’était un sketch. Après trois rencontres, c’est lui qui était déprimé!”

Travailler en ressources humaines? “Penses-tu, Julien Lacroix qui s’occupe des plaintes?”, ironise-t-il. Travailler chez Costco? “Je voudrais bien, mais ça va prendre 14 secondes et on va me filmer.” Faire du bénévolat? Il a offert ses services à trois organismes, qui ont poliment décliné…

Alors, il est père à la maison. “Chaque jour, je me dis : une chance que j’ai un bébé. […] Il n’y a personne qui veut me faire travailler, autant dans le milieu qu’ailleurs. Il n’y a personne, nulle part.” »

Les démarches décrites par Julien Lacroix dans le passage ci-dessus le forcent à conclure qu’il n’est pas employable. L’information sur son rôle d’actionnaire dans l’entreprise familiale n’était pas essentielle à la compréhension du sujet parce que son propos concerne son employabilité et non un manque général de revenus.

La décision antérieure D2020-11-150 décrit l’application du principe de complétude : « Le principe de complétude, tel que défini dans le Guide, n’exige pas des journalistes de couvrir tous les angles possibles d’un sujet ou d’inclure dans un reportage ou une intervention chaque facette d’une histoire. Cela serait d’ailleurs impossible dans un laps de temps ou un nombre de mots limités. La complétude signifie plutôt qu’on ne peut pas omettre une information essentielle à la compréhension du sujet, c’est-à-dire sans laquelle l’histoire ne tient plus ou change complètement de sens. »

Dans le cas présent, il n’était pas essentiel de faire état de la participation à titre d’actionnaire de Julien Lacroix dans l’entreprise familiale puisque le sujet était les difficultés de l’humoriste à se réorienter professionnellement alors qu’il est impossible pour lui de remonter sur scène.

1.3 Informations sur les agressions sexuelles

Le Conseil doit déterminer si les journalistes ont omis des informations essentielles à la compréhension du sujet concernant les agresseurs sexuels dans le passage suivant de l’article de La Presse :

« “Est-ce que je le vois comme un violeur? Non. Non. Je le vois comme un humain qui a fait des erreurs avec moi. […] Je n’ai pas ces sentiments-là avec Julien, je ne les ai jamais eus. Julien, ça reste une personne dont je me soucie. Je vais m’en soucier toute ma vie. Le prédateur et monstre, ce n’est pas ça. Je ne pense pas que c’est digne de ce que j’ai à dire de lui.” – Geneviève Morin »

Décision

Le Conseil rejette le grief d’informations incomplètes sur ce point.

Analyse

Suzanne Cholette estime que l’information suivante « aurait pu être insérée dans le texte » de La Presse : « La majorité des agressions sexuelles sont commises par des proches, des personnes connues de la victime, et n’ont pas l’allure de monstre ou de prédateur. »

Elle explique que « les affirmations contenues dans l’article contribuent à ancrer encore davantage les mythes sur les agressions et les agresseurs ».

Le représentant de La Presse affirme que « l’objectif des reportages était de mettre en lumière ce que des dénonciatrices, en l’occurrence celles de Julien Lacroix, retenaient de leurs dénonciations deux ans plus tard. À cet effet, Mmes Hachey et Tremblay ont contacté les neuf femmes qui avaient dénoncé Julien Lacroix dans le texte du Devoir. Plusieurs d’entre elles ont accepté de leur raconter comment elles avaient vécu leur expérience de dénonciation publique. »

Il ajoute : « Mme Cholette a parfaitement raison de dire que la majorité des agressions sexuelles sont commises par des proches qui n’ont pas l’allure de monstres. Cela dit, nous considérons qu’il aurait été mal venu de récolter les témoignages de femmes affirmant très clairement ne jamais avoir été des victimes et d’accoler à leurs témoignages un paragraphe qui aurait nuancé leurs propos ou qui les aurait carrément contredits. Cela aurait été l’équivalent de souligner à gros traits qu’on les écoute, qu’on les cite, mais qu’au fond, elles ne savent pas vraiment ce qu’elles disent lorsqu’elles parlent de leur propre perception des choses. »

Bien que les éléments que soulève la plaignante au sujet des agresseurs sexuels soient intéressants, compte tenu de l’angle du sujet, qui est de donner la parole aux femmes qui ont témoigné contre Julien Lacroix dans l’enquête du Devoir, deux ans plus tard, ils n’étaient pas essentiels à la compréhension du sujet.

Dans la décision D2018-07-078, le Conseil a rejeté le grief d’information incomplète en s’appuyant sur la décision antérieure D2016-07-013 dans laquelle le Conseil souligne que « la déontologie n’impose pas aux journalistes de couvrir tous les angles d’une nouvelle, mais plutôt de s’assurer d’en présenter les éléments essentiels à la compréhension des faits par le lecteur ». Dans la décision plus récente, le Conseil a déterminé que, « compte tenu de l’angle choisi par le journaliste [le mécontentement de commerçants concernant la présence d’itinérants dans ce quartier], les informations souhaitées par le plaignant [le contexte social expliquant l’intoxication de ces itinérants] n’étaient pas essentielles à la compréhension du reportage. Le journaliste n’avait donc pas l’obligation déontologique d’en faire état. »

Pareillement, dans le cas présent, en fonction de l’angle de l’article, les journalistes n’ont pas omis d’information essentielle à la compréhension du sujet.

1.4 Organismes

Le Conseil doit déterminer si les journalistes ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet en ne donnant pas la parole à des organismes venant en aide aux victimes de délits sexuels, des psychologues ou des avocats, comme l’aurait souhaité la plaignante, dans le passage suivant de l’article de La Presse :

« “La vérité, c’est que, ce pourquoi on l’a dénoncé, il y en a plein de gens qui ont fait ça, et qui font ça. Ce n’est pas un psychopathe. Ce n’est pas un démon. Il n’est pas tellement pire que le commun des mortels. Mais on vit dans une société problématique, et c’est ça qui est grave.” – Lauriane Palardy »

Décision

Le Conseil rejette le grief d’informations incomplètes sur ce point.

Analyse

Suzanne Cholette déplore que l’article de La Presse ne présente « aucun cadre d’analyse provenant d’organismes venant en aide aux victimes de délits sexuels ou de psychologues ou d’avocats ». La plaignante aurait souhaité que ces experts donnent du contexte sur les agressions sexuelles. Elle affirme : « L’idée qu’un agresseur sexuel est un monstre et un psychopathe est nécessairement fausse, mais est laissée dans le texte comme une vérité. »

La plaignante considère que « l’article est fait à partir de réflexions subjectives et cela donne lieu à un lot de préjugés sur les crimes sexuels et constitue, d’après moi, un manquement à une information de qualité ».

Pour sa part, le représentant de La Presse estime que le témoignage de Lauriane Palardy, l’une des neuf dénonciatrices de Julien Lacroix, « parle de lui-même et n’a pas besoin d’être soutenu par l’intervention d’un expert quelconque qui viendrait le remettre en question. Il met en lumière le fait qu’en le dénonçant, Mme Palardy a voulu faire de Julien Lacroix un exemple qui imprégnerait l’imaginaire collectif. Il est question ici de l’opinion et des perceptions de celle-ci en 2020 et en 2022. »

Il ajoute qu’« au nom des principes de la liberté rédactionnelle et du respect des sources journalistiques, La Presse n’avait pas à soumettre ce témoignage à la lorgnette d’un “expert” sous prétexte de le remettre en perspective ».

La plaignante apporte des éléments intéressants de contextualisation au sujet des victimes de délit sexuel. L’analyse par des professionnels aurait pu donner un contexte éclairant au public pour mieux comprendre les enjeux entourant la dénonciation de gestes à caractère sexuel. Cependant, dans l’analyse d’un grief d’incomplétude, il faut tenir compte de l’angle d’un sujet, comme le rappelle la décision D2018-07-078, mentionnée au sous-grief précédent, qui souligne que « compte tenu de l’angle choisi par le journaliste, les informations souhaitées par le plaignant n’étaient pas essentielles à la compréhension du reportage ». Dans le cas présent, il s’agit de donner la parole aux femmes qui ont témoigné contre Julien Lacroix dans l’enquête du Devoir, deux ans plus tard. Dans ce contexte, le « cadre d’analyse » qu’aurait souhaité la plaignante n’était pas indispensable à la compréhension des témoignages.

1.5 Âge

Le Conseil doit déterminer si les journalistes ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet concernant l’âge de Julien Lacroix dans le passage suivant de l’épisode 4 du balado :

Maude Sabbagh : « Si tu t’exprimes, si t’oses amener un peu de nuance, si tu oses même prendre un peu sa défense, c’est comme si tu défendais un agresseur. J’ai peur de parler aujourd’hui parce que j’ai peur de passer pour la fille qui en a contre les autres filles ou qui a été manipulée par Julien, qui est une pauvre écervelée, manipulée, victime de Julien. Je suis pas une victime de Julien. Je vis la relation la plus saine depuis trois ans et demi avec un être extraordinaire pis je le crierais sur tous les toits. Je veux dire, c’est un papa et un amoureux extraordinaire. C’est un ami extraordinaire. C’est un petit cul qui a fait des niaiseries, c’est ça ma vision de cette histoire-là. Pis je ne minimise pas qu’il faut qu’on fasse mieux. Il faut que ce genre de comportement-là qu’on avait à une certaine époque quand j’étais au secondaire, faut qu’on fasse mieux, il faut qu’on élève mieux nos enfants, nos filles, nos garçons, mais je peux pas pointer du doigt une personne pis dire voilà, le problème est réglé. »

Décision

Le Conseil rejette le grief d’informations incomplètes sur ce point.

Analyse

Améli Pineda déplore que dans l’épisode 4 du balado, lorsque Maude Sabbagh affirme que Julien Lacroix était « un petit cul qui a fait des niaiseries », « la journaliste ne rebondit à aucun moment pour lui suggérer l’âge que Julien Lacroix avait au moment des allégations. Julien Lacroix est né le 10 décembre 1992. Il avait 26 ans le 4 octobre 2019, lorsqu’il a rendu visite à Geneviève Morin qui a allégué une “agression sexuelle” contre lui dans l’enquête initiale du Devoir et qui maintient aujourd’hui, comme elle le dit dans l’épisode 1 du balado : “Il a dépassé ma limite”. »

Le représentant du 98,5 FM rappelle que « dans l’épisode 4 du balado, Julien Lacroix affirme que certains des événements qui lui sont reprochés seraient survenus alors qu’il avait 16 ans et fréquentait l’école secondaire. Or, c’est à ces événements que Maude Sabbagh fait référence lorsqu’elle affirme que Julien Lacroix était “un petit cul qui a fait des niaiseries”. »

Dans les épisodes précédents du balado, Marie-Ève Tremblay donne des indications sur l’âge de l’humoriste au moment des faits allégués. Les auditeurs sont donc au fait que certaines des allégations concernent des actes que Julien Lacroix aurait posés alors qu’il était adulte. Dès le premier épisode, la journaliste indique : « Celle que vous venez d’entendre, c’est Geneviève Morin, l’ex de Julien Lacroix. Ils ont été en couple pendant près de 6 ans, de 2013 à 2019, et ils ont continué à se côtoyer par la suite, jusqu’à la dénonciation. »

Dans le deuxième épisode, Marie-Ève Tremblay introduit l’histoire d’Alice Payer en précisant l’âge que Mme Payer et M. Lacroix avaient lors de leur rencontre, tout en précisant que les faits reprochés à l’humoriste se sont déroulés quelques années plus tard : « Alice Payer a rencontré Julien Lacroix alors qu’elle faisait de l’improvisation au cégep. Elle avait 18 ans et lui 17. Ils ont déjà flirté, mais ça en est resté là. Quelques années plus tard, à la sortie d’un bar où elle travaillait, alors qu’elle rentre chez elle, elle croise Julien sur la rue. C’est à ce moment-là que s’est déroulé l’événement qu’elle a confié anonymement au Devoir, à l’été 2020. »

Dans le troisième épisode, la journaliste résume ainsi la motivation de Lauriane Palardy à parler de l’agression sexuelle qu’elle a vécue : « Lauriane Palardy fait partie des neuf victimes. Elle est allée au secondaire avec Julien Lacroix. Elle l’accuse de ne pas avoir respecté son consentement un soir d’été en 2010. Les deux adolescents de 16 et 17 ans avaient eu une relation sexuelle à la fin d’un party. […] C’est quand Rosalie Vaillancourt lui a parlé de l’agression que Julien aurait faite sur son ex-blonde qu’elle a décidé d’agir. C’est à ce moment-là qu’elle se dit qu’il n’a pas changé et qu’il faut que ça cesse. »

Dans ce contexte, les mis en cause n’ont pas omis d’information concernant l’âge de Julien Lacroix. Les extraits du balado mentionnés ci-haut permettent de constater que, tout comme dans la décision antérieure D2021-04-078, l’information souhaitée par la plaignante a été présentée aux auditeurs. Dans cette décision de référence, le Conseil a rejeté le grief d’information incomplète en faisant valoir : « Les informations fournies dans ces passages permettent aux lecteurs de constater que cette unité n’accueille pas la même clientèle qu’“une unité ‘régulière’ d’un CHSLD”. La distinction entre la clientèle de l’unité du 5e étage et celle du CHSLD des Patriotes que souhaitait la plaignante se trouve dans l’article. Les mis en cause n’ont donc pas omis d’information essentielle à la compréhension du sujet. »

De la même façon, dans le cas présent, on constate que l’âge de Julien Lacroix au moment des différents faits qui lui sont reprochés n’est jamais caché. Dans le passage visé, sa conjointe utilise une expression qui représente sa perspective, mais l’auditeur a déjà été informé que certaines allégations portent sur des gestes commis alors que l’humoriste était dans la vingtaine. Il n’était donc pas essentiel de revenir sur l’expression utilisée par Maude Sabbagh.

1.6 « On parle de sexe »

Le Conseil doit déterminer si les mis en cause ont omis de l’information essentielle à la compréhension du sujet dans le balado concernant la participation de Julien Lacroix à la websérie « On parle de sexe ».

Décision

Le Conseil rejette le grief d’informations incomplètes sur ce point.

Analyse

Améli Pineda déplore que les journalistes omettent de mentionner dans le balado « qu’en 2018, Julien Lacroix a participé à “On parle de sexe”, une websérie diffusée sur le site de Télé-Québec, en partenariat avec la ligne d’intervention Tel-Jeunes. Dans ces capsules destinées aux 13 à 15 ans, des sujets liés aux relations sexuelles à l’adolescence sont abordés de façon humoristique. »

Elle ajoute : « Gabrielle Prince-Guérard, une des femmes ayant témoigné dans l’enquête d’origine, disait “En ce moment, il a vraiment une grosse tribune et c’est devenu un peu le porte-parole de plein de trucs pour les jeunes, il a fait des capsules sur l’éducation sexuelle et je me dis que, s’il m’a fait ça à moi quand il n’était pas encore connu et qu’il n’avait pas autant de pouvoir, aujourd’hui avec toute sa renommée, qu’est-ce qu’il peut faire à d’autres femmes?” » Selon la plaignante, « les journalistes auraient dû rappeler les raisons ayant mené à cette dénonciation tel qu’indiqué dans l’enquête d’origine du Devoir ».

Le représentant du 98,5 FM souligne : « Aucune des dénonciatrices à qui Marie-Ève Tremblay a parlé dans le cadre du balado n’a mentionné le fait que cette websérie était la raison qui les avait incitées à dénoncer Julien Lacroix. »

En réponse aux arguments présentés par les mis en cause, la plaignante fait valoir : « Que ce soit en 2017 ou en 2020, les enquêtes de type #MoiAussi ont exposé clairement l’intérêt public de s’intéresser à telle personne plutôt qu’une autre. Dans le cas de Julien Lacroix, sa participation à ces capsules qui abordent des sujets liés aux relations sexuelles et au consentement à l’adolescence constituait une information primordiale. […] En omettant de rappeler le contexte de la position qu’occupait Julien Lacroix au moment où il a été visé par des allégations, le portrait offert au lecteur est incomplet. Le cadrage de l’information choisi par Marie-Ève Tremblay et Isabelle Hachey donne l’impression générale que Julien Lacroix a fait l’objet d’une enquête journalistique sans fondement et amène les auditeurs et lecteurs à avoir un regard plus sympathique à l’égard de l’humoriste. »

La raison qui avait motivé l’une des femmes à témoigner était un élément intéressant dans le contexte de l’enquête du Devoir, mais il ne suffit pas qu’une information souhaitée par un plaignant soit utile ou intéressante pour conclure à une incomplétude de la part d’un journaliste. Un grief d’incomplétude n’est retenu que lorsqu’une information essentielle à la compréhension d’un sujet est omise. Dans le cas présent, l’angle de traitement est de donner la parole aux femmes deux ans après leur témoignage contre Julien Lacroix, dans l’enquête initiale du Devoir. Le public pouvait bien comprendre le sujet, même sans la mention de la websérie comme motivation de l’une des dénonciatrices s’étant confiée au Devoir.

Grief 2 : manque d’équilibre

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence. » (article 9 d) du Guide)

Le Conseil doit déterminer si l’article publié dans La Presse et le balado disponible sur le site Internet de la station radiophonique 98,5 FM présentent une juste pondération du point de vue des parties en présence.

Décision

Le Conseil retient le grief de manque d’équilibre.

Analyse 

Améli Pineda déplore le fait que l’article de La Presse et le balado diffusé par Cogeco n’aient pas présenté le point de vue du Devoir.

Selon la plaignante, « La Presse disposait d’informations pertinentes qui auraient pu offrir aux lecteurs un portrait juste et équilibré, mais a négligé d’inclure des informations publiées par Le Devoir portant précisément sur la démarche de Julien Lacroix et le cheminement des femmes à cet égard ». Elle estime que « La Presse aurait dû témoigner des efforts du Devoir à étoffer le sujet ». Elle souligne que « depuis 2020, Le Devoir a publié 10 textes en lien avec l’affaire Julien Lacroix, fait une entrevue vidéo avec lui et ses journalistes ont écrit de nombreuses analyses sur le mouvement de dénonciations et ses dérives ».

En ce qui concerne le balado, Améli Pineda estime qu’« après l’écoute des quatre épisodes, force est de constater qu’elles [les journalistes] occultent des informations, créant un déséquilibre qui laisse croire erronément aux auditeurs que Le Devoir a diffusé en juillet 2020 une enquête dévastatrice pour l’humoriste déchu, sans jamais s’intéresser à la suite des choses, alors que c’est tout le contraire qui s’est produit ».

La plaignante souligne que « le 16 décembre 2021, Le Devoir a diffusé un entretien filmé avec Julien Lacroix dans lequel il relate son processus thérapeutique et ses prises de conscience. Le Devoir a produit un article sur cette sortie publique et a aussi donné la parole aux femmes qui l’ont dénoncé en 2020, afin de recueillir leurs réactions. Des articles disponibles en quelques clics, qui ont été complètement évacués. Pour rappel, l’ex-conjointe de Julien Lacroix, Geneviève Morin, s’y montrait déjà nuancée concernant la culture de l’annulation et l’idée de “fermer la porte à quelqu’un qui tente de faire des efforts”. […] Non seulement les journalistes ne rappellent jamais l’existence de cette première entrevue accordée par Julien Lacroix après sa pause professionnelle, mais elles ne questionnent ni Julien Lacroix ni les femmes ayant témoigné sur les propos tenus dix mois auparavant. »

Au sujet du troisième épisode du balado, Améli Pineda affirme : « À 01’42’’, Marie-Ève Tremblay explique leur démarche, soit de contacter les personnes qui à leur connaissance ont témoigné dans l’enquête du Devoir de juillet 2020. Or, dans cet épisode, aucune contrepartie n’est offerte au Devoir. »

Améli Pineda déplore également « l’absence de contrepartie » dans le quatrième épisode du balado qui donne la parole « à Julien Lacroix et sa conjointe actuelle, Maude Sabbagh. Ceux-ci s’expriment pendant la presque totalité des 19:26 minutes de cet épisode, et presque toujours sans contrepartie. Le Devoir a documenté le cheminement de Julien Lacroix dans un texte et une entrevue diffusée intégralement sur son site Internet, en plus d’avoir soumis son processus thérapeutique à des experts indépendants. Les femmes l’ayant dénoncé en 2020 avaient aussi réagi à cette première entrevue. À tout le moins, faire part de la couverture du Devoir aurait démontré une volonté d’équilibre. »

Le représentant de La Presse avance deux éléments qu’il qualifie de « cruciaux » : « Les reportages ne constituaient pas une contre-enquête sur l’enquête du Devoir, ni sur son travail journalistique subséquent; et Le Devoir a choisi de ne pas donner sa version des faits aux journalistes, car ses représentantes ne pouvaient pas avoir accès aux questions avant l’entrevue. »

Il ajoute : « Il est donc tout à fait normal que la version des faits du Devoir ne se retrouve pas dans les reportages. Il était également tout à fait légitime que les journalistes ne fassent pas état de l’ensemble des tenants et aboutissants de l’enquête du Devoir et de son travail journalistique subséquent. Tel que le reconnaît Mme Pineda elle-même, les reportages du Devoir sont d’ailleurs facilement accessibles en ligne en quelques clics pour tout lecteur intéressé à en savoir plus. »

Le représentant du 98,5 FM indique que comme le prouvent « les différents courriels échangés entre les parties du 7 au 11 novembre 2022, en l’espèce, Marie-Ève Tremblay et Isabelle Hachey ont pris des moyens suffisants pour recueillir le point de vue du Devoir. Il appert qu’il n’y avait non seulement aucun empressement, mais Le Devoir disposait également de l’information et du temps nécessaires pour y réfléchir et, le cas échéant, s’y préparer. En refusant de participer au balado, pour des raisons qui lui appartiennent, Le Devoir s’est privé de l’opportunité d’exprimer son point de vue et de fournir sa version des faits. »

Il fait également valoir « que le balado présente la réflexion de plusieurs personnes qui ont été impliquées, directement ou indirectement, dans les dénonciations de Julien Lacroix et que dans le balado, Marie-Ève Tremblay mentionne clairement qu’il ne s’agit pas d’une critique de la démarche journalistique effectuée par Le Devoir. Enfin, rappelons également que les propos reprochés dans le balado doivent être analysés dans la globalité de la série, composée de quatre épisodes, dans laquelle ils ont été exprimés. Il faut tenir compte de tout le contexte entourant la tenue des propos. En bref, c’est l’impression générale qui s’en dégage qui doit guider l’appréciation de l’existence ou non d’une faute. »

Dans l’étude d’un grief de manque d’équilibre, il faut d’abord déterminer qui sont les parties en présence. Dans le cas présent, l’article souligne qu’il s’agit d’une « plongée en profondeur dans une enquête qui a marqué le Québec », alors qu’Isabelle Hachey affirme dans le premier épisode du balado : « On a voulu plonger dans une enquête journalistique qui a marqué le Québec, il y a deux ans. » Ces deux extraits font référence à l’enquête réalisée par Le Devoir en juillet 2020.

Dans le cadre de cette « plongée en profondeur », des reproches concrets sont faits au Devoir :

1) On indique que Le Devoir a présenté Alice Payer et Rosalie Vaillancourt comme des victimes de Julien Lacroix alors que les deux femmes affirment qu’elles ne se percevaient pas comme des « victimes », dans les passages suivants :

De l’article :

« Longtemps après la publication de l’enquête du Devoir, Alice Payer a tenté de se convaincre qu’elle était une victime de Julien Lacroix. […] “J’essayais de me dire : je suis une victime. Il faut que je tienne mon bout de victime, parce que j’ai du poids, j’ai tellement de poids, je viens de gâcher la carrière de quelqu’un. Je suis une sur neuf. […] Je me sens tellement hypocrite d’être dans les neuf personnes.” »

« “Je n’ai jamais eu l’impression d’être une victime de Julien, parce qu’on était copains, on niaisait tout le temps…”

L’humoriste Rosalie Vaillancourt soutient avoir été claire depuis le début : elle ne se considère pas comme une victime de Julien Lacroix. »

Du balado :

Marie-Ève Tremblay : « Si Alice Payer a accepté de nous raconter son histoire, deux ans après avoir participé à la dénonciation de l’humoriste Julien Lacroix, c’est pour se libérer d’un poids qu’elle a depuis le début de toute cette histoire-là. […] Elle précise d’entrée de jeu qu’elle n’a pas changé son discours, mais qu’elle veut plutôt exposer le fait que, selon elle, il a mal été utilisé, dès le départ. “Je pense qu’on a vraiment utilisé les éléments, on les a décortiqués pour me faire admettre que oui, j’avais été une victime d’une inconduite sexuelle de la part de Julien Lacroix, mais quand je regarde au fond de moi, est-ce que j’ai été victime de quoi que ce soit? Est-ce que je vis avec un inconfort depuis ce moment-là? Non.” » (Deuxième épisode)

Rosalie Vaillancourt : « Pis, j’ai comme de la misère à croire que j’ai été comptée comme une victime parce que j’ai dit moi-même ne pas être une victime, même la journée que c’est sorti. Pis je l’ai dit à Améli Pineda, j’ai jamais eu l’impression d’être une victime de Julien parce qu’on était copains, on niaisait tout le temps. » 

Marie-Ève Tremblay : « L’humoriste Rosalie Vaillancourt fait partie des neuf victimes comptabilisées dans l’enquête du Devoir publiée en juillet 2020.

[…] Isabelle et moi avons rencontré Rosalie Vaillancourt. On a été surprises de constater qu’avant qu’on lui demande de nous accorder une entrevue, elle n’avait jamais cru qu’elle faisait partie du chiffre neuf pour neuf victimes. » (Troisième épisode);

2) Alors que Geneviève Morin prend une distance par rapport à son témoignage de 2020, les journalistes affirment : « Le témoignage de Geneviève Morin est au cœur de l’enquête du Devoir. C’est son noyau dur. Sa pièce maîtresse. Deux ans plus tard, les fondations s’effritent »;

3) L’article et le balado rapportent que des femmes, dont Geneviève Morin, ont subi de la pression d’autres femmes pour parler à la journaliste du Devoir. Ils évoquent la surprise de Geneviève Morin de constater que son histoire était le pivot central de l’enquête du Devoir, dans les passages suivants :

De l’article :

« Le message apparaît le 9 juillet 2020 dans le cellulaire de Geneviève Morin. Il est question de Julien Lacroix. “Pour les témoignages, j’en ai plusieurs : harcèlement, séquestration (!!!), agressions sexuelles, verbales, psychologiques et physiques.”

Geneviève Morin en a le souffle coupé. Julien Lacroix, c’est son ex. Elle a passé six ans de sa vie à ses côtés. Et voilà qu’on l’accuse d’une série de crimes graves. De séquestration, même. “Je l’ai reçu comme une claque. Vraiment fort.”

C’est l’humoriste Rosalie Vaillancourt qui lui a envoyé une capture d’écran du message accusatoire. […] Quelques jours plus tard, Rosalie Vaillancourt confie à Geneviève Morin qu’elle est en contact avec Améli Pineda, une journaliste d’enquête au Devoir. Elle lui donne son numéro. “Elle m’encourageait à parler.”

Geneviève Morin n’avait pas compris que son témoignage deviendrait à ce point central dans l’enquête du quotidien. »

Du balado :

Geneviève Morin : « Je reçois des messages. Tout le monde sait que je suis l’ex à Julien . Pis ça fait deux ans que j’ai des rumeurs que ci, que ça. Pis là, je reçois à l’été 2020 des screens shots explicites de gestes répréhensibles et graves et j’ai une conversation avec la journaliste du Devoir, Améli, pis c’est grave. Là, tout ça mène à, c’est grave, est-ce que je laisse ça sous silence ou est-ce que je reprends en main mon narratif puis je parle pour moi-même de ce qui s’est passé en participant à tout ça? »

[…]

Marie-Ève Tremblay : « C’est au moment de la publication de l’enquête que Geneviève réalise la place qu’elle occupe dans la dénonciation de son ex-copain. Elle apprend en même temps que tout le monde qu’elle est le personnage principal de l’histoire. »

Geneviève Morin : « Je le sais pas de un que c’est le headline. Je ne suis pas au courant que mon témoignage peut être aussi important dans tout ça. Mais je pense que je vais le nommer ainsi, il y a une pression à l’été 2020 pour participer au mouvement. Cette pression-là vient de toute part. […] Moi, personnellement, j’ai senti une pression. Ça venait des gens qui connaissaient mon histoire. J’ai lu l’article du Devoir une seule fois et je ne le relirai jamais de ma vie parce que je suis le caractère gras du premier paragraphe et j’ai l’impression… ça fait partie de mon témoignage avec la journaliste, mais ce n’est pas ce que je pense que j’ai le plus parlé avec elle. […] Je ne pensais pas que j’étais les bases de l’article. » (Premier épisode)

Devant ces remises en question de l’enquête initiale du Devoir, que les journalistes font valoir à travers les témoignages de leurs protagonistes, il ne fait aucun doute que le quotidien était l’une des parties en présence de l’enquête conjointe. Comme les nouveaux témoignages remettaient en doute son travail, il fallait permettre au Devoir de répondre à ces reproches. Les journalistes en étaient d’ailleurs bien conscientes puisqu’elles ont contacté Le Devoir pour tenter d’obtenir une entrevue.

D’ailleurs, la correspondance échangée entre Le Devoir et les deux journalistes touche précisément cette question. Le 11 novembre 2022, la rédactrice en chef du Devoir leur exprime cette demande dans ce courriel à Isabelle Hachey :

« Si Marie-Ève Tremblay ou toi deviez mettre en cause l’intégrité d’une de nos enquêtes, vous êtes tenues, comme le veulent les normes et pratiques journalistiques, de nous faire part de la teneur des faits reprochés, de manière précise et exhaustive, en plus de nous donner un délai raisonnable pour répondre. 

Je le réitère : nous sommes prêts à répondre à tes questions et à collaborer, mais il revient au Devoir et non à Améli Pineda de répondre à ce stade-ci de ta démarche. »

Les journalistes répondent ceci à la rédactrice en chef du Devoir :

« Nous te réitérons encore une fois notre offre d’entrevue. Nous sommes d’accord pour la faire avec toi plutôt qu’avec Améli.

Tel qu’exprimé précédemment, nous sommes d’avis que tu as en ta possession toutes les informations nécessaires à une préparation adéquate de cette entrevue.

Comme tu le sais, il s’agit de revenir sur l’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard. Nous aimerions à tout le moins obtenir la réaction officielle du Devoir à la publication Instagram de Geneviève Morin du 4 octobre. Mais nous aimerions évidemment en discuter plus à fond avec toi. »

Dans son courriel de refus d’accorder une entrevue, transmis le 14 novembre 2022, la rédactrice en chef du Devoir indique :

« Pour l’instant, les seules informations dont nous disposons sont les suivantes : la publication Instagram du 4 octobre de Mme Morin ne vise pas Le Devoir ou l’enquête journalistique d’Améli Pineda, tel qu’elle l’a confirmé à plus d’une reprise. Et Mme Morin a réitéré sa confiance envers Améli.

Sur la base de ces éléments, nous ne voyons donc pas la pertinence d’une réaction officielle à la publication Instagram du 4 octobre qui ne vise pas Le Devoir, ni d’une entrevue. Si toutefois vous disposez d’autres informations pertinentes, nous vous invitons une fois de plus à nous en faire part. Nous réévaluerons alors votre demande pour réaction ou entrevue à la lumière de ces nouvelles informations.

Le Devoir vous a offert toute sa collaboration dans les circonstances. »

Cet échange de courriels permet de constater que les journalistes n’ont pas exposé clairement à la rédactrice en chef du Devoir les points qui pouvaient remettre en cause des éléments de l’enquête de 2020. Pourtant, au moins trois éléments qui remettent en question la présentation des témoignages initiaux rapportés par Le Devoir se retrouvent dans le reportage, tel qu’illustré ci-haut. Dans ce contexte, Le Devoir n’a pas eu la chance de répondre en toute connaissance de cause à la demande d’entrevue d’Isabelle Hachey et de Marie-Ève Tremblay.

Par ailleurs, en l’absence d’une entrevue avec un représentant du Devoir, l’équilibre aurait pu se faire d’autres façons. En effet, le travail de suivi effectué par Le Devoir à la suite de son enquête aurait pu permettre une juste pondération du point de vue du quotidien. Par exemple, l’enquête conjointe de La Presse et du 98,5 FM aurait pu faire état, dans l’article et dans le balado, de plusieurs suivis effectués par le quotidien au cours des deux années suivant la publication de son enquête, entre autres l’entrevue réalisée avec Julien Lacroix en décembre 2021, sa première depuis la publication des allégations à son endroit. Il y fait entre autres état de sa démarche thérapeutique. L’article « Julien Lacroix sort de sa retraite » est accompagné de deux autres textes. Celui intitulé « Un processus thérapeutique intensif pour Julien Lacroix » présente notamment les commentaires d’un intervenant en toxicomanie d’un service de réhabilitation consulté par Julien Lacroix au cours de sa démarche. Des experts y portent également un regard critique sur le processus entamé par l’humoriste.

Un autre article du Devoir intitulé « Des victimes présumées aux sentiments partagés après l’entrevue de Julien Lacroix », publié le 16 décembre 2021, rapporte quant à lui les réactions aux nouvelles déclarations de l’humoriste de sept des neuf femmes ayant témoigné dans l’enquête en 2020. À ce moment, elles se montraient généralement critiques de la démarche entreprise par Julien Lacroix et maintenaient leur témoignage de 2020.

En présentant ces suivis, le public aurait alors compris que Le Devoir, qui est directement visé par les nouveaux témoignages rapportés par La Presse et le 98,5 FM, avait lui-même entrepris de redonner la parole à plusieurs des dénonciatrices près de 18 mois après son enquête initiale.

L’équilibre peut se faire de plusieurs façons dans un reportage, comme l’ont souvent rappelé les décisions du Conseil. Dans la décision antérieure D2022-06-189, qui visait un article rapportant l’issue du procès opposant l’acteur Johnny Depp à son ex-épouse, l’actrice Amber Heard, le Conseil a retenu le grief de manque d’équilibre. Dans ce dossier, en plus d’informer sur le dénouement de ce procès médiatisé, l’article visé présente les critiques de deux commentatrices qui « vont dans le sens de la déclaration d’Amber Heard ». Le Conseil conclut : « Le journaliste a choisi de rapporter, à la fin de son article, la réaction d’Amber Heard au verdict, mais pas celle de Johnny Depp, qui a pourtant réagi presque en même temps, soit quelques minutes après la lecture du verdict. Comme nous l’avons vu, le journaliste a aussi choisi de publier les réactions de deux commentatrices qui estiment qu’Amber Heard a été lésée par le processus judiciaire et que le jury a été teinté par la notoriété de Johnny Depp. C’est un point de vue qui leur revient, mais aucun autre point de vue, par exemple que le jury n’a pas été biaisé par la popularité de Johnny Depp ou que la justice a bien été appliquée, n’est présenté. »

De la même façon, dans le cas présent, étant donné que Le Devoir était l’une des parties en présence directement visées par cette nouvelle enquête, les journalistes avaient l’obligation déontologique de présenter une juste pondération de la perspective du Devoir dans cette affaire. Cela aurait entre autres pu se faire en présentant clairement au Devoir les éléments qui remettaient en question son travail journalistique, afin que Le Devoir puisse y répondre en toute connaissance de cause, ou en faisant état des multiples suivis réalisés par Le Devoir à la suite de son enquête de 2020.

Grief 3 : information inexacte

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide)

Le Conseil doit déterminer si le passage suivant de l’article de La Presse comporte de l’information inexacte :

« Soyons clairs : l’objectif de ce reportage […] n’est pas non plus de remettre en cause la démarche journalistique adoptée par les médias, dont Le Devoir, dans les enquêtes de ce type »?

Décision

Le Conseil rejette le grief d’information inexacte.

Analyse

Améli Pineda affirme que le passage ci-dessus « est inexact car quelques lignes plus haut, Isabelle Hachey écrit, en parlant d’Alice Payer, dont l’identité était préservée dans l’enquête d’origine du Devoir : “Elle regrette, parce que son histoire compte parmi celles qui ont constitué un dossier à charge contre Julien Lacroix.” » Selon la plaignante, « l’expression dossier à charge est utilisée ici pour qualifier l’enquête du Devoir. Une expression qui, en droit, désigne des éléments tendant à prouver la culpabilité d’un accusé ou d’une personne soupçonnée d’un délit, d’un crime. »

Elle estime que « dans un autre passage, La Presse contredit aussi son énoncé en écrivant “Neuf témoignages qui, placés bout à bout, ont formé un réquisitoire sans appel” ». Elle affirme que « le mot réquisitoire signifiant au figuré “un discours écrit contenant de violentes attaques”, ainsi que le terme “sans appel”, laissent croire au lecteur que Julien Lacroix n’a pas eu l’opportunité de livrer sa version des faits, alors qu’au contraire, de nombreux échanges ont eu lieu en juillet 2020 avec l’humoriste et ses avocats. Une information que Julien Lacroix a lui-même confirmée, le 16 décembre 2021, lors d’une entrevue de 45 minutes avec Le Devoir, disponible en intégralité sur le site du Devoir. »

Mme Pineda fait valoir : « La journaliste a emprunté la sémantique du “tribunal populaire” et laisse croire de façon erronée que Le Devoir n’a pas présenté une enquête équilibrée en juillet 2020. » Elle ajoute que lors d’une « entrevue à l’émission du matin de Paul Arcand, Isabelle Hachey confirme par ses propos que son travail constitue bel et bien une enquête sur l’enquête du Devoir ».

Le représentant de La Presse affirme : « Nous ne nions pas que Le Devoir et Mme Pineda aient pu se sentir interpellés par les reportages. La Presse a publié de nombreuses enquêtes de type #MoiAussi similaires à celle publiée par Le Devoir (au sujet d’Éric Salvail et Philippe Bond, pour ne nommer que celles-là) et ses représentants sont donc pleinement conscients de la charge émotionnelle qui accompagne une telle démarche journalistique. À ce titre, nous sommes en mesure de comprendre que Le Devoir et Mme Pineda aient pu avoir l’impression que les reportages visaient la rigueur de leur travail. Pourtant, ceci n’a jamais été l’intention des mises en cause. Force est d’admettre, cela dit, que Le Devoir et Mme Pineda ont pu devenir les victimes collatérales d’un débat de société : débat de société auquel, disons-le franchement, ils avaient et continuent de participer au même titre que la plupart des grands médias occidentaux. »

Pour déterminer s’il était inexact d’affirmer que « l’objectif de ce reportage […] n’est pas non plus de remettre en cause la démarche journalistique adoptée par les médias, dont Le Devoir, dans les enquêtes de ce type », il faudrait être en mesure de juger des intentions des journalistes. Or, le Conseil n’examine pas les intentions ni les motivations des journalistes, mais plutôt le résultat de leur travail et de leur démarche journalistique. Bien que le résultat de l’article et du balado apporte des éléments qui remettent en cause le travail effectué par Le Devoir dans son enquête publiée en 2020, il est impossible de démontrer qu’il s’agissait de l’objectif fixé par les journalistes.

Les éléments de preuve apportés par la plaignante pour démontrer l’inexactitude alléguée, soit l’expression « dossier à charge » et le terme « réquisitoire » ainsi que l’entrevue donnée par les deux journalistes à Paul Arcand, ne permettent pas de conclure à une inexactitude au sujet de l’objectif du reportage.

Lorsque le Conseil examine une allégation d’inexactitude, il ne peut retenir le grief que s’il a la preuve qu’une information inexacte a été véhiculée. Il revient au plaignant de faire la démonstration des accusations qu’il formule. Dans le dossier D2022-10-213, par exemple, le Conseil a rejeté le grief d’information inexacte en soulignant que « la plaignante n’apporte aucun élément d’information qui permettrait de juger de l’inexactitude alléguée ». La décision précise qu’« il aurait notamment fallu qu’elle [la plaignante] fournisse une preuve qu’elle ne “partage” pas de théories QAnon. Si, comme elle l’affirme au Conseil, Mme Cioce a “toujours dit que QAnon, c’est du grand n’importe quoi”, il aurait fallu qu’elle en fasse la démonstration. »

De la même manière, dans l’article en cause, on ne peut pas conclure que l’objectif des journalistes était de remettre en cause la démarche journalistique du Devoir. En l’absence de preuve démontrant que l’information est inexacte, le grief est rejeté.

Grief 4 : apparence de conflit d’intérêts

Principe déontologique applicable

Conflits d’intérêts : « (1) Les journalistes évitent tout conflit d’intérêts ou apparence de conflit d’intérêts. En toute situation, ils adoptent un comportement intègre. (2) Les médias d’information veillent à ce que leurs journalistes ne se trouvent pas en situation de conflit d’intérêts ou d’apparence de conflit d’intérêts. » (article 6.1 du Guide)

Le Conseil doit déterminer si Marie-Ève Tremblay a manqué à son devoir d’éviter tout conflit d’intérêts ou apparence de conflit d’intérêts.

Décision

Le Conseil retient le grief d’apparence de conflit d’intérêts.

Analyse

Les plaignantes Suzanne Cholette et Améli Pineda considèrent que la journaliste Marie-Ève Tremblay s’est placée dans une situation d’apparence de conflit d’intérêts en participant à des échanges de nature personnelle sur les réseaux sociaux avec Maude Sabbagh, la conjointe actuelle de Julien Lacroix.

Mme Cholette déplore que « Marie-Ève Tremblay a des liens, qui ne sont pas du tout mentionnés dans le texte, avec la conjointe de Julien Lacroix, Maude Sabbagh, qui intervient même dans le reportage ». Elle met en preuve un échange sur Facebook entre Mmes Tremblay et Sabbagh. Cet échange, dans lequel Mme Sabbagh écrit à Marie-Ève Tremblay « Bonne fête beauté », suivi de trois émojis de cœur rouge, témoigne, selon elle, d’une apparence de conflit d’intérêts qui « enlève de la crédibilité à l’écrit qui réserve une place de choix aux dires de Mme Sabbagh ».

Selon la plaignante Améli Pineda, « les liens entre Marie-Ève Tremblay et Maude Sabbagh soulèvent une apparence de conflit d’intérêts, comme en témoigne une publication diffusée sur les réseaux sociaux. Maude Sabbagh intervient dans l’épisode 4, intitulé “La peine populaire”, où elle émet son opinion sur plusieurs aspects de l’enquête initiale du Devoir et sur les conséquences de cette publication sur sa vie et celle de son conjoint. Comment peut-on croire en un témoignage libre et éclairé sur un sujet aussi délicat sachant que les deux femmes, la journaliste et l’interviewée, semblent très bien se connaître? »

Mme Pineda ajoute : « Il n’est pas important ici de savoir si précisément les deux femmes se connaissaient intimement ou professionnellement, car l’apparence de conflits d’intérêts est aussi dommageable que le conflit réel. Dans le cas présent, l’apparence de conflit d’intérêts est évidente. L’usage d’émojis “cœur” et d’expressions comme “bonne fête beauté” ne correspondent pas à la norme des échanges professionnels. Le média aurait dû mentionner que Marie-Ève Tremblay connaissait Maude Sabbagh. »

Le représentant du 98,5 FM affirme que « Marie-Ève Tremblay n’a pas déclaré aux auditeurs du balado les liens qu’elle entretient avec Maude Sabbagh […] puisque de tels liens n’existent pas ». Il ajoute que les deux femmes « ne sont pas des amies ». Il précise que Mme Sabbagh « fait seulement partie des quelque 8263 personnes qui suivent Marie-Ève Tremblay sur Facebook ».

Il indique que « Maude Sabbagh est une réalisatrice établie et très connue en télévision québécoise, alors que Marie-Ève Tremblay travaille depuis plus de 15 ans dans le milieu (relativement petit) des médias (télévision, radio et web) au Québec. D’ailleurs, Marie-Ève Tremblay compte plusieurs de ce type de personnes, qu’elle ne connaît pas, sur ses différents réseaux sociaux, mais qui pratiquent le même métier qu’elle ou un métier dans le même milieu. En résumé, la publication Facebook, datant du 22 juin 2021, dans laquelle Maude Sabbagh souhaite bonne fête à Marie-Ève Tremblay, s’inscrit simplement à la suite d’une multitude de messages publics lui souhaitant un joyeux anniversaire. »

Il affirme que « cette présumée “relation” sur Facebook n’a eu aucune influence sur les propos tenus par Marie-Ève Tremblay dans le balado, ni sur la perception que les auditeurs pouvaient en avoir ». Il conclut que « la plaignante fait défaut de démontrer comment ce soi-disant lien non déclaré aurait influencé le travail de Marie-Ève Tremblay ».

Le représentant de La Presse affirme qu’« il est fort courant de transmettre des vœux d’anniversaire à une personne avec laquelle nous sommes “ami” sur les réseaux sociaux, mais que nous n’avons presque jamais fréquentée dans notre vie ». Il estime qu’« on ne peut donc rien inférer des vœux d’anniversaire transmis à Mme Tremblay par Mme Sabbagh, qui sont par ailleurs la seule preuve dont dispose le Conseil de presse ».

« Par ailleurs, il arrive fréquemment que des journalistes publient des textes qui mettent en cause des personnes qu’ils “suivent” ou avec lesquelles ils sont “amis” sur les réseaux sociaux. Dans la mesure où cette relation, si même on peut parler de relation, ne va pas plus loin que la simple connaissance de cette personne, sa divulgation n’est d’aucune pertinence pour le lecteur ou l’auditeur », soutient le représentant de La Presse, avant de souligner que « le Québec est un petit milieu et il existe peu de degrés de séparation entre la plupart des personnes qui gravitent dans les milieux politiques, économiques, sportifs et culturels. À titre d’exemple, les journalistes qui œuvrent sur la colline parlementaire finissent par “connaître” certains politiciens et pourraient très bien leur demander des nouvelles de leur famille ou même leur souhaiter un “bon anniversaire” sans que cela n’affecte en rien la rigueur de leur travail. En l’espèce, la “relation” de Mme Tremblay avec Mme Sabbagh ne pouvait donc avoir aucune influence sur les propos qu’elle a tenus ni sur la perception que le public pouvait en avoir. »

Améli Pineda répond aux arguments avancés par les deux médias en affirmant que « répondre avec trois cœurs à des vœux de fête d’une personne qu’on ne fréquente pas dans la vraie vie est loin d’être courant. Bien que les souhaits de Maude Sabbagh s’inscrivent parmi une centaine d’autres vœux, il est clair que Marie-Ève Tremblay choisit les personnes à qui elle répond personnellement en commentaires […] Elle ne met pas des cœurs à n’importe qui […] elle les réserve à ses amis et à sa famille. »

Mme Pineda indique qu’« au cours des derniers mois, Maude Sabbagh a remis son compte Instagram en mode public. Marie-Ève Tremblay et elle entretiennent une relation depuis des années […] Marie-Ève Tremblay a attribué des mentions “j’aime” à plusieurs statuts de la conjointe de Julien Lacroix, dont un où elle s’exprime au sujet des allégations qui pèsent sur son conjoint. Jusqu’au 12 octobre 2022, un mois à peine avant la publication de l’article et du balado, Marie-Ève Tremblay a continué à mettre des “j’aime” sur plusieurs autres publications de Maude Sabbagh. »

Mme Pineda apporte en preuve une vidéo qu’elle a produite, dans laquelle elle montre le compte Instagram de Maude Sabbagh, faisant ressortir les interactions entre elle et Marie-Ève Tremblay sur plusieurs années.

La plaignante rappelle « que l’apparence de conflit d’intérêts est aussi problématique dans notre profession que le conflit d’intérêts en lui-même, particulièrement si le journaliste a exprimé son opinion en laissant des “j’aime” sur certains statuts, dont un où elle s’exprime quelques jours après la publication de l’enquête sur les allégations qui pèsent sur son conjoint. Marie-Ève Tremblay contrevient à son devoir de réserve. […] Contrairement à Cogeco, j’estime que cette relation, qui n’a pas été déclarée, a pu avoir un impact direct sur le cadrage de l’information, en priorisant et mettant de l’avant certains éléments plutôt que d’autres. […] Le quatrième épisode du balado s’ouvre avec un extrait de Maude Sabbagh qui déclare “Tu sais, une des raisons pour laquelle je parle aujourd’hui, c’est aussi parce que j’espère qu’on va être capables d’être un peu plus nuancées dans ces mouvements-là, parce que les impacts sont graves. Julien a pensé se tuer. Moi, je suis encore comme traumatisée de tout ça”, des éléments qui attirent la sympathie à l’égard de l’humoriste. Dans le balado, Maude Sabbagh confirme avoir fait une pause des réseaux sociaux dans les deux dernières années. Or, Marie-Ève Tremblay faisait partie de la garde rapprochée qui a eu accès à ses publications et qui les a par ailleurs “aimées”. »

Elle conclut : « Sachant que Marie-Ève Tremblay s’est permis dans les deux dernières années de mettre des mentions “j’aime” sur des statuts personnels de Maude Sabbagh faisant référence à son couple, le fait de ne pas avoir déclaré cette relation nuit à la crédibilité de sa démarche. La confiance du public étant l’élément le plus important, il était essentiel que Marie-Ève Tremblay fasse mention de ce lien ou qu’elle se retire du dossier. »

Indépendance et intégrité sur les réseaux sociaux

Dans un premier temps, il est important de rappeler que les journalistes ont un devoir de réserve, y compris sur les réseaux sociaux, où les interactions sont visibles publiquement. Le principe d’indépendance du Guide rappelle par ailleurs que « les journalistes doivent éviter, autant dans leur vie professionnelle que personnelle, tout comportement […] qui pourrait les détourner de leur devoir d’indépendance et d’intégrité ».

Facebook

Dans la publication Facebook du 22 juin 2021 pointée par les plaignantes, on constate que Maude Sabbagh a écrit à Marie-Ève Tremblay : « Bonne fête beauté  », suivi de trois émojis de cœur rouge. La journaliste a répondu à ce message par un message de trois émojis de cœur rouge.

Les interactions entre les deux femmes ne se limitaient cependant pas à Facebook.

Instagram

Dans l’un des documents mis en preuve par Améli Pineda, on observe que Marie-Ève Tremblay a « aimé » plusieurs publications Instagram de Maude Sabbagh portant sur des éléments de sa vie privée entre 2020 et 2022. Un mois seulement avant la diffusion du balado et la publication de l’article visés par la plainte, soit le 12 octobre 2022, la journaliste a « aimé » une photo montrant la conjointe de Julien Lacroix avec son fils au bord de l’eau. Il s’agit d’une photo de la vie personnelle de Mme Sabbagh à laquelle la journaliste a réagi.

Le cumul de réactions au sujet d’événements de la vie privée de Mme Sabbagh publiées sur ses réseaux sociaux était suffisant pour placer la journaliste en apparence de conflit d’intérêts alors qu’elle interviewait Mme Sabbagh pour son enquête.

Marie-Ève Tremblay aurait pu éviter l’apparence de conflit d’intérêts de plusieurs façons. Elle aurait pu clarifier la nature de sa relation avec Maude Sabbagh, céder l’entrevue avec Mme Sabbagh à une autre journaliste, ou encore se retirer entièrement de cette enquête pour la laisser à d’autres journalistes.

L’apparence de conflit d’intérêts est aussi dommageable que le conflit d’intérêts lui-même, parce que le public ne peut avoir l’assurance de l’indépendance d’un journaliste face à son sujet, comme le souligne la décision antérieure D2018-05-062. Dans cette décision, le Conseil a retenu le grief de manque d’indépendance parce qu’il a jugé que le rédacteur en chef Michel Fortier « n’a pas maintenu une “saine distance” à l’égard du milieu politique ». La plaignante déplorait que le rédacteur en chef siégeait au comité ad hoc sur l’accès à la rivière, dont les membres étaient nommés par le conseil municipal de Prévost. La décision explique : « Bien que le représentant des mis en cause affirme que M. Fortier siège au comité à titre personnel et que “son implication dans un tel comité au service de ses concitoyens mêmes ne le rend nullement complaisant face aux comportements et décisions des élus dans la municipalité de Prévost ou dans les autres municipalités”, le Conseil observe que les lecteurs ne peuvent en avoir l’assurance. » La décision ajoute « qu’un conflit d’intérêts peut très bien se manifester par une forme d’autocensure, laquelle est évidemment indétectable, sans pour autant que ses effets soient moins préjudiciables pour le droit du public à l’information ». Cette décision en cite une autre (D2011-03-064) qui rappelle qu’« il ne suffit évidemment pas qu’un journaliste se sente lui-même à l’abri d’une telle influence pour effacer les risques de dérive : d’abord parce que l’apparence de conflit d’intérêts, aux yeux du public, est en elle-même extrêmement dommageable, mais aussi parce qu’il existe une possibilité bien réelle que les journalistes n’aient pas eux-mêmes conscience de l’emprise qu’une telle situation peut avoir sur leur indépendance ».

Dans le cas présent, en interviewant une personne avec qui elle avait plusieurs fois et pendant plusieurs années échangé des messages d’ordre personnel sur les réseaux sociaux, la journaliste s’est placée en apparence de conflit d’intérêts. En procédant à cette entrevue sans divulguer au public la nature de sa relation avec la conjointe de Julien Lacroix, Marie-Ève Tremblay n’a pas pris les moyens nécessaires pour éviter cette apparence de conflit d’intérêts.

Grief 5 : partialité

Principe déontologique applicable

Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier. » (article 9 c) du Guide)

5.1 Isabelle Hachey

Le Conseil doit déterminer si Isabelle Hachey prend parti en faveur d’un point de vue particulier dans le passage suivant du premier épisode du balado :

« Entrevue après entrevue, je tombais en bas de ma chaise. J’ai vraiment été soufflée par ce qu’on a entendu »?

Décision

Le Conseil rejette le grief de partialité sur ce point.

Analyse

Améli Pineda considère qu’« en racontant avoir été “soufflée” par ce qu’elle a entendu et être “tombée en bas de ma chaise”, Isabelle Hachey a émis un jugement de valeur qui implique une appréciation subjective des témoignages, contrevenant au devoir de partialité qu’exige le journalisme factuel, dans lequel on retrouve l’enquête ». Elle considère que Mme Hachey « n’avait pas à parler de son ressenti et aurait pu s’en tenir à dire qu’elle avait des témoignages troublants, sans soumettre son appréciation de ceux-ci ».

La plaignante affirme que « ce manquement a pour conséquence d’orienter l’opinion du public sur des éléments qui auraient dû être présentés de façon factuelle pour que celui-ci puisse se faire sa propre opinion ». Selon elle, « le journaliste d’enquête a le devoir de rapporter de l’information impartiale, équilibrée et complète. Il ne peut exprimer ses points de vue, commentaires, prises de position et critiques, ce que fait Isabelle Hachey [dans ce passage], en commentant son travail et en qualifiant les témoignages entendus, leur attribuant ici un poids particulier, manquant ainsi à son devoir d’impartialité. Son langage coloré est celui d’une chroniqueuse qui montre sa sympathie aux personnes qu’elle interviewe. »

Mme Pineda poursuit : « Depuis 2019, Isabelle Hachey est chroniqueuse pour La Presse. Or, dans le cadre de cette enquête menée conjointement avec Marie-Ève Tremblay du 98,5 FM, elle a remis son chapeau de journaliste d’enquête. Leur travail est présenté comme une enquête. »

Le représentant de La Presse répond à la plainte en affirmant qu’« il arrive fréquemment que les journalistes d’enquête commentent leur réaction face à l’obtention de certaines informations dans le cadre de leur processus d’enquête. Des journalistes peuvent, entre autres, se dire “surpris” d’avoir appris une information donnée ou exprimer le fait qu’ils ont fait face à plusieurs obstacles avant de pouvoir obtenir une information donnée, et ce, sans faire preuve d’un parti pris en faveur d’un point de vue en particulier. »

Il précise : « En l’espèce, Mme Hachey exprimait un commentaire portant sur l’ensemble des témoignages récoltés dans le cadre de la préparation des reportages. Mme Pineda prétend que Mme Hachey “n’avait pas à parler de son ressenti et aurait pu s’en tenir à dire qu’elle avait des témoignages troublants, sans soumettre son appréciation de ceux-ci”.  En tout respect, nous estimons que qualifier des témoignages de “troublants” revient au même : dans les deux cas, il s’agit pour la journaliste de faire part de ses impressions personnelles face aux témoignages reçus, que ce soit d’avoir été soufflée ou d’avoir été troublée. »

Le passage visé par ce grief se trouve au début du premier épisode du balado. On y entend les deux journalistes discuter de l’origine de leur reportage :

Marie-Ève Tremblay : « On a décidé de se lancer là-dedans, au départ Isabelle, on ne savait pas si on allait faire quelque chose parce que c’est vraiment délicat… On croit à la parole des victimes. C’est important de dénoncer. C’était important aussi de revoir justement comment fonctionne le système de justice parce que c’était une solution de rechange qui a été prise parce qu’il y avait un manquement. Mais bon, c’est ça, avec le recul, on se dit y’a des choses quand même … qui doivent être communiquées par le biais de ces filles-là qui ont envie de parler. »

Isabelle Hachey : « Entrevue après entrevue, je tombais en bas de ma chaise. J’ai vraiment été… euh… soufflée par ce qu’on a entendu. »

Marie-Ève Tremblay : « Mais c’est important de dire, je crois, on ne fait pas ça pour déterminer si Julien Lacroix a posé ou non les actes qui lui sont reprochés. Ça, c’est super important. On ne le fait pas, non plus, pour déterminer s’il a le droit ou pas de revenir dans l’espace public, de reprendre son rôle. C’est pas ça qu’on fait. C’est mettre une réflexion sur la table qui émerge de femmes qui ont dénoncé y’a deux ans pis qui ont une réflexion par rapport à ça avec le recul puis qui se demandent si c’est la bonne manière de faire. C’est ça qu’on fait. »

Le format d’un balado offre un style plus décontracté, plus personnel que d’autres formats journalistiques. Les journalistes se permettent une certaine proximité avec leur auditoire, parlent souvent au « je » et dans un ton moins formel. Dans le cas présent, les deux journalistes discutent, en introduction de la série balado, de comment elles ont conçu cette enquête. Elles emmènent en quelque sorte le public en coulisses et lui partagent une évaluation plus personnelle du reportage. D’ailleurs, Isabelle Hachey n’écrit pas « Entrevue après entrevue, je tombais en bas de ma chaise. J’ai vraiment été soufflée par ce qu’on a entendu » dans l’article de La Presse, dont le ton est plus formel.

Cela dit, malgré le ton plus personnel du balado, lorsqu’il s’agit de journalisme factuel, comme dans le cas de la présente enquête, un journaliste ne peut pas prendre parti pour un des points de vue présentés dans son reportage.

La partialité se manifeste généralement par le choix de termes ou d’expressions connotés, ou une appréciation personnelle des faits, qui ont pour effet d’orienter le public dans sa compréhension des événements. Dans le cas présent, bien que certains auditeurs aient pu interpréter les propos d’Isabelle Hachey comme de la partialité, les termes utilisés par la journaliste de La Presse témoignent de son ressenti par rapport à la production de son enquête et non d’un parti pris. Elle ne commente pas les points de vue exprimés dans les témoignages, elle relate plutôt sa surprise en les entendant.

Cette situation peut se comparer à celle du dossier D2020-11-151, où le Conseil a déterminé que la journaliste Julie Marcoux n’avait pas pris parti en faveur d’un point de vue particulier dans l’extrait suivant : « J’ai eu un malaise quand j’ai vu ça, mais bon, je me dis, c’est peut-être une autre époque. » Le Conseil a rejeté le grief en faisant valoir que « Julie Marcoux pouvait exprimer un sentiment de “malaise”, un mot qui n’est pas connoté et qui n’est rattaché à aucun parti pris ». Dans l’extrait visé par la plainte, Mme Marcoux, qui anime l’émission télévisée « 100 % Nouvelles », s’entretient avec la chroniqueuse Geneviève Pettersen, qui brosse le portrait d’Élisabeth Rioux et rapporte que l’« influenceuse » partage énormément sa vie privée sur les réseaux sociaux – un phénomène appelé « extimité », qui décrit le fait d’extérioriser son intimité. À titre d’exemple, Geneviève Pettersen parle de la vidéo d’accouchement qu’Élisabeth Rioux a partagée sur Instagram, qui est montrée à l’écran sans le son. La décision explique que « la journaliste n’incite pas les auditeurs à prendre parti dans cette affaire. Elle répond à Geneviève Pettersen qui la questionne sur la diffusion publique des images d’un accouchement. Julie Marcoux nuance d’ailleurs son propos, en ajoutant que de partager ce genre d’images “c’est peut-être une autre époque”, et puis revient sur le sujet de la violence conjugale dénoncée par Élisabeth Rioux. »

Pareillement, dans le cas des propos visés dans ce dossier, Isabelle Hachey ne prend pas parti dans cet extrait. Elle ne commente pas le point de vue des témoignages qu’elle et Marie-Ève Tremblay ont recueillis, elle exprime uniquement sa réaction de surprise à ces témoignages.

5.2 Marie-Ève Tremblay

Le Conseil doit déterminer si Marie-Ève Tremblay prend parti en faveur d’un point de vue particulier dans le passage suivant du balado :

« Si Alice Payer a accepté de nous raconter son histoire deux ans après avoir participé à la dénonciation de l’humoriste Julien Lacroix, c’est pour se libérer d’un poids qu’elle a depuis le début de toute cette histoire-là. Elle est quand même craintive à l’idée de le faire et on la comprend. »

Décision

Le Conseil rejette le grief de partialité sur ce point.

Analyse

Améli Pineda considère que dans le passage ci-dessus de l’épisode 2 du balado, Marie-Ève Tremblay manque à son devoir d’impartialité lorsqu’elle commente les propos de la personne interviewée en disant « on la comprend ».

La plaignante affirme que « ce manquement a pour conséquence d’orienter l’opinion du public sur des éléments qui auraient dû être présentés de façon factuelle pour que celui-ci puisse se faire sa propre opinion ». Selon elle, « en soulignant comprendre les craintes d’Alice Payer, Marie-Ève Tremblay émet un jugement de valeur impliquant une appréciation subjective de son témoignage, contrevenant au devoir d’impartialité qu’exige le journalisme factuel, dans lequel on retrouve l’enquête. À travers cette remarque, la journaliste démontre une proximité avec Alice Payer, qui, tout au long de l’épisode, ne sera pas confrontée à des éléments qu’elle a dits dans des articles du Devoir. »

Elle ajoute : « Par ailleurs, Marie-Ève Tremblay est chroniqueuse au 98,5 FM depuis la rentrée automnale 2022. Or, dans le cadre de cette enquête menée conjointement avec Isabelle Hachey, elle a mis son chapeau de journaliste d’enquête. »

La plaignante conclut que Marie-Ève Tremblay « n’avait pas à parler de son ressenti et aurait pu s’en tenir à rapporter les craintes d’Alice Payer, sans soumettre son appréciation de celles-ci ».

Dans sa réponse à la plainte, le représentant du 98,5 FM considère que l’expression « on la comprend » fait référence « à la crainte exprimée par Alice Payer que son histoire “envoie le mauvais message qu’il ne faut pas toujours croire les victimes” et fasse reculer une cause qu’elle juge importante ». Il souligne « que cette préoccupation est également mentionnée par Marie-Ève Tremblay dès le début du premier épisode du balado, alors que Marie-Ève Tremblay souligne à quel point le sujet est délicat en raison de l’importance de croire la parole des victimes et de dénoncer ».

Il ajoute : « Selon le dictionnaire Larousse, le verbe transitif comprendre signifie : “Saisir par l’esprit, l’intelligence ou le raisonnement quelque chose, le sens des paroles, des actes de quelqu’un”. Il s’agit d’un terme qui n’est pas connoté, qui n’est rattaché à aucun parti pris et qui n’a pas pour effet d’orienter les auditeurs dans leur compréhension des événements. »

Le passage visé par la plaignante se trouve au début du deuxième épisode du balado, lorsque Marie-Ève Tremblay affirme :

« Si Alice Payer a accepté de nous raconter son histoire, deux ans après avoir participé à la dénonciation de l’humoriste Julien Lacroix, c’est pour se libérer d’un poids qu’elle a depuis le début de toute cette histoire-là. Elle est quand même craintive à l’idée de le faire et on la comprend. Elle ne veut pas que son histoire envoie le message qu’il ne faut pas toujours croire les victimes et elle ne veut surtout pas faire reculer une cause importante. Elle précise d’entrée de jeu qu’elle n’a pas changé son discours, mais qu’elle veut plutôt exposer le fait que, selon elle, il a mal été utilisé, dès le départ. »

Il est important ici d’analyser la phrase dans son ensemble. Lorsque Marie-Ève Tremblay dit « on la comprend », elle ne prend pas parti en faveur d’Alice Payer. Il s’agit plutôt d’une expression qui montre que collectivement, on peut comprendre qu’une personne dans cette situation puisse avoir des craintes quant à l’effet que ses propos pourraient avoir sur la perception des victimes qui dénoncent des agressions.

L’expression pointée par la plaignante ne peut donc pas être considérée comme une démonstration de partialité.

Conclusion

Le Conseil de presse du Québec retient à l’unanimité la plainte d’Améli Pineda visant l’article « L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard – Des cicatrices et des regrets » et le balado « L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard », publiés le 16 novembre 2022, concernant l’un des griefs d’informations incomplètes et le grief de manque d’équilibre et blâme les journalistes Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay ainsi que La Presse et le 98,5 FM. Le Conseil retient également les plaintes d’Améli Pineda et de Suzanne Cholette concernant le grief d’apparence de conflit d’intérêts et blâme Marie-Ève Tremblay, La Presse et le 98,5 FM.

Le Conseil rejette à l’unanimité les cinq autres griefs d’informations incomplètes ainsi que les griefs d’information inexacte et de partialité.

Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement 2, article 31.02)

La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :

Représentants du public

Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes

Mathieu Montégiani

Représentantes des journalistes

Sylvie Fournier

Paule Vermot-Desroches

Représentants des entreprises de presse

Maxime Bertrand

Éric Grenier