Plaignant
Sébastien Saint-Jean Plante
François Gosselin
Un plaignant en appui
Mis en cause
Richard Martineau, chroniqueur
Le Journal de Montréal
Résumé de la plainte
Sébastien Saint-Jean Plante, François Gosselin et un plaignant en appui déposent une plainte, les 19 et 20 février 2020, au sujet d’une chronique de Richard Martineau, intitulée « Un spécialiste en éthique inquiétant », publiée par le Journal de Montréal le 19 février 2020. Les plaignants déplorent une information inexacte et du sensationnalisme.
CONTEXTE
La chronique de Richard Martineau porte sur le philosophe et professeur en droit de l’Université McGill, Daniel Weinstock. Le chroniqueur critique le choix de du ministère de l’Éducation de faire appel à cet expert pour piloter un forum sur l’éthique qui évaluera quel contenu remplacera celui du cours d’éthique et de culture des religions aux niveaux primaire et secondaire. M. Martineau estime que Daniel Weinstock a souvent tenu des propos « ahurissants » sur les accommodements raisonnables, entre autres. Il cite en exemple une conférence de 2012 portant sur la laïcité. Richard Martineau affirme que Daniel Weinstock y aurait « proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles ». La chronique a depuis été retirée du site web du Journal de Montréal.
Analyse
PRINCIPE JOURNALISTIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : « (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. » (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de Presse du Québec)
GRIEFS DES PLAIGNANTS
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité. » (article 9 a) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a produit de l’information inexacte en écrivant que « Daniel Weinstock a proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles ».
Décision
Le Conseil de presse retient le grief d’information inexacte, car il juge que le chroniqueur a contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Les plaignants soutiennent qu’il est inexact d’écrire que « dans une conférence portant sur la laïcité, qui s’est déroulée le 26 avril 2012 au Centre Saint-Pierre à Montréal (et dont vous pouvez lire la retranscription sur internet), Daniel Weinstock a proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles ».
Ils fournissent en preuve la transcription de ce débat, intitulé « Quel modèle de laïcité pour le Québec? », qui montre plutôt que Daniel Weinstock « cite des pratiques » afin de les critiquer et ne les endosse pas. Au cours de ce débat, il est notamment question de la position de Daniel Weinstock sur l’excision symbolique dans le contexte du « compromis de Seattle », survenu en 1996. À l’époque, des médecins américains recevant des demandes d’excision de patients somaliens avaient élaboré une stratégie pour éviter que de jeunes filles ne subissent des mutilations génitales.
Lors de ladite conférence de 2012, une participante s’adressant à Daniel Weinstock soulève que dans le cadre d’une conférence sur l’excision à l’Université Berkley, en 2009, il aurait indiqué que l’excision symbolique consistait en « une proposition intéressante, même s’il est difficile d’en admettre l’idée ». En réponse à ces allégations, Daniel Weinstock répond :
« Vous l’avez vu dans ma présentation, il m’arrive de prendre la voix d’un interlocuteur dont je tente de représenter la position […] La proposition, je la présente au public qui ne la connaît pas. Elle a été suggérée par certains médecins et, encore une fois, j’ai narré cette proposition plutôt que de la valider. Elle consistait à dire la chose suivante : nous faisons la circoncision des garçons juifs et musulmans. Est-ce que nous pourrions – ici j’adopte la voix des personnes dont j’essaie de représenter le point de vue – est-ce que nous pourrions proposer à cette communauté de faire quelque chose qui aurait pour impact de n’imposer aux fillettes qu’une marque physique qui ne serait… et la barre qu’ils se sont fixée, c’est pas plus grave sur le plan anatomique et quant à la capacité de jouir sexuellement que ce que nous faisons aux garçons juifs et musulmans lorsqu’on leur fait la circoncision rituelle. Pourrions-nous proposer cela à la communauté musulmane pour éviter le pire? »
À la lecture de cet extrait de la transcription du débat, il apparaît clair que Daniel Weinstock ne « propose » pas « que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles », comme l’affirme Richard Martineau dans sa chronique. Le chroniqueur a induit le public en erreur en sélectionnant des passages de la transcription du débat pour appuyer son opinion, tout en occultant les extraits dans lesquels Daniel Weinstock explique qu’il rapporte une position sans l’avaliser. Plus particulièrement, les passages « vous l’avez vu dans ma présentation, il m’arrive de prendre la voix d’un interlocuteur dont je tente de représenter la position » et « ici j’adopte la voix des personnes dont j’essaie de représenter le point de vue » indiquent que le philosophe ne cautionne pas l’idée qu’il présente.
Avant même la question de la participante, Daniel Weinstock expliquait :
« Je ne me considère pas comme un relativiste, soit quelqu’un qui croit que tout se vaut. Donc si quelqu’un croit que l’excision est correcte, il ne faut pas le condamner au nom du relativisme. Je n’ai jamais été relativiste. Je crois, par contre, au respect des libertés individuelles. Mais elles ont des limites. En particulier le respect de la liberté d’autrui et de l’intégrité physique. Je ne connais personne de ma galaxie, comme vous dites, qui se soit porté à la défense de l’excision. »
C’est dans cet esprit que l’expert en éthique a rapporté la pratique adoptée par des médecins américains. En citant hors contexte Daniel Weinstock, Richard Martineau dénature les propos du philosophe et lui attribue une position qu’il n’a jamais défendue.
Mal citer ainsi une personne, en lui faisant dire le contraire de ce qu’elle a dit, relève d’une inexactitude majeure. De la même manière, dans la décision D2018-04-049, le Conseil a retenu un grief d’information inexacte, affirmant que la chroniqueuse faisait dire à Fabrice Vil ce qu’il n’avait pas écrit, en déformant ses propos. Le passage en question de la chronique de Fabrice Vil était le suivant : « En 2018, un enfant de 10 ans disparu qui se trouve à être noir ne peut pleinement bénéficier du soutien élémentaire que mérite un enfant de 10 ans disparu. Il doit subir les foudres d’internautes qui formulent à son égard des remarques racistes beaucoup trop violentes pour que je les reproduise ici. » Le Conseil a constaté que « sur les ondes du 98.5 FM, Lise Ravary cite la première phrase de Fabrice Vil, et affirme que ce dernier, quand il parle de “soutien élémentaire”, dénonce un manque de ressources pour retrouver l’enfant. Pourtant, observe le Conseil, la deuxième phrase de Fabrice Vil précise bien ce qu’entend le chroniqueur par “soutien élémentaire”, à savoir celui de la population. Ainsi, lorsque Mme Ravary reproche à M. Vil “de dire que cet enfant-là, on ne met pas les ressources, les mêmes ressources pour le trouver, qu’on mettrait sur un…”, elle lui attribue une opinion qu’il n’a pas émise, commettant ainsi une inexactitude majeure qui altère la compréhension du sujet ».
Dans le cas présent, Richard Martineau cite faussement Daniel Weinstock afin de critiquer le choix que le ministère de l’Éducation a fait en sélectionnant le philosophe pour piloter un forum sur le cours d’éthique. Sa chronique se base entièrement sur une information inexacte qui a induit le public en erreur.
À la suite de la chronique de Richard Martineau, Daniel Weinstock s’est retrouvé au centre d’une controverse médiatique et politique. Le philosophe a une nouvelle fois dû expliquer qu’il est contre l’excision, comme il l’avait déjà fait en 2013 dans le Huffington Post, en réplique à un professeur de cégep qui lui reprochait la même chose que Richard Martineau sept ans plus tard. Dans ce texte intitulé « Rien ne pourrait être plus vrai de la réalité », le professeur avait pourtant alors déjà expliqué sans équivoque qu’il s’« oppose » au « compromis de Seattle ».
Ce n’est pas la première fois que Richard Martineau cite mal des personnes, les plaçant ainsi dans l’embarras. Dans la décision D2016-04-129, le Conseil de presse l’avait déjà blâmé sévèrement pour récidive en matière de « citation inventée », car il avait déjà été blâmé pour une fausse citation « induisant le lecteur en erreur » dans le dossier D2012-04-090.
Grief 2 : sensationnalisme
Principe déontologique applicable
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a fait preuve de sensationnalisme en écrivant que « Daniel Weinstock a proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles ».
Décision
Le Conseil de presse retient le grief de sensationnalisme.
Analyse
François Gosselin soutient que le chroniqueur « déforme les propos du philosophe Daniel Weinstock, en laissant entendre qu’il serait favorable à une certaine forme “d’excision du clitoris” ». Pour lui, Richard Martineau « déterre un faux scandale de 2012 pour faire du sensationnalisme ».
Tel qu’inscrit dans le Guide, le sensationnalisme implique une déformation des faits, une exagération abusive ou une interprétation qui ne représente pas la réalité. En écrivant que Daniel Weinstock « a proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles », Richard Martineau a déformé les faits. Il a attribué au philosophe une proposition qu’il n’a jamais émise. De ce fait, l’entièreté de sa chronique se base sur cette déformation des propos de M. Weinstock. Le chroniqueur utilise une citation prise hors contexte pour faire sensation, s’indignant et critiquant Daniel Weinstock et le ministère de l’Éducation dans les passages suivants :
« Comment un “philosophe” peut dire de telles âneries? »; « C’est de la folie! »; « Et c’est ce gars que le ministère de l’Éducation a choisi comme “expert” en éthique? »; « Monsieur le ministre Roberge… Vraiment? »
Ces commentaires reflètent l’interprétation abusive que fait M. Martineau des propos déformés de M. Weinstock. C’est cette notion d’abus qui distingue une simple erreur factuelle du sensationnalisme. Dans la décision D2018-04-049, le Conseil a retenu le grief de sensationnalisme parce qu’il a constaté que la chroniqueuse « interpr[était] de manière abusive le propos de Fabrice Vil en faisant dire au chroniqueur ce qu’il n’a[vait] pas écrit. En déformant le sens de sa chronique, elle exag[érait] la portée réelle de ce qu’avan[çait] M. Vil, faisant ainsi preuve de sensationnalisme ». La même réflexion s’applique au cas présent, où le chroniqueur a déformé abusivement la position de Daniel Weinstock concernant le « compromis de Seattle ». Le Conseil estime que l’information fausse et sensationnaliste est au cœur du texte de Richard Martineau, sans quoi il n’y aurait tout simplement pas eu de chronique sur le sujet.
Richard Martineau publie une « précision »
Deux jours après la publication de la chronique, le 21 février 2020, une « précision » a été publiée dans les versions papier et web du Journal de Montréal. Le chroniqueur écrit :
« Dans ma chronique de mercredi, j’écrivais que lors d’une conférence qui s’est tenue à Montréal le 26 avril 2012, “Daniel Weinstock a proposé que des médecins québécois effectuent des ‘excisions symboliques’ sur les jeunes filles.” Or, cette affirmation était inexacte. Il aurait fallu préciser que Monsieur Weinstock relayait une proposition faite par des médecins américains qui consistait à procéder à une excision symbolique, comme compromis pour éviter l’excision réelle, proposition qu’il ne validait pas, mais qui, selon lui, “ne pouvait être tout simplement évacuée”. Donc, qui méritait d’être prise en considération et de faire l’objet d’une discussion rationnelle. À chacun de juger si cette proposition faite par des médecins américains de marquer les organes génitaux des jeunes filles est digne d’être prise en considération. »
Richard Martineau admet donc ici que d’écrire que « Daniel Weinstock a proposé que des médecins québécois effectuent des “excisions symboliques” sur les jeunes filles » était une « affirmation inexacte ». Sur ce point, le correctif est adéquat. Toutefois, le terme « précision » ne reflète pas l’ampleur des fautes et ne les répare pas pleinement. De plus, en ce qui a trait au sensationnalisme, le chroniqueur ne réduit pas la portée de ses propos lorsqu’il conclut en écrivant : « Il aurait fallu préciser que Monsieur Weinstock relayait une proposition faite par des médecins américains qui consistait à procéder à une excision symbolique, comme compromis pour éviter l’excision réelle, proposition qu’il ne validait pas, mais qui, selon lui, “ne pouvait être tout simplement évacuée”. Donc, qui méritait d’être prise en considération et de faire l’objet d’une discussion rationnelle. À chacun de juger si cette proposition faite par des médecins américains de marquer les organes génitaux des jeunes filles est digne d’être prise en considération. » Le chroniqueur n’admet pas qu’il a déformé la réalité de façon abusive. Il invite au contraire les lecteurs à se pencher une fois de plus sur la position de Daniel Weinstock par rapport à la proposition des médecins américains. Le correctif est donc inadéquat sur le point du sensationnalisme.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, et qui n’a pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient les plaintes de Sébastien Saint-Jean Plante et de François Gosselin et adresse un blâme sévère à Richard Martineau et au Journal de Montréal concernant les griefs d’information inexacte et de sensationnalisme.
La gravité des manquements déontologiques, le grief sensationnalisme qui n’a pas été corrigé adéquatement dans la « précision » du chroniqueur et les récidives de Richard Martineau en matière de citations inexactes motivent la sanction de blâme sévère.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Richard Nardozza, président du comité des plaintes
François Aird
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Yann Pineau
Marie-Andrée Prévost